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il osa lui tenir tête. À ses attaques ouvertes, à ses insinuations perfides, il répondit par une lettre dans laquelle on lisait des phrases comme celles-ci : « souvenez-vous, monsieur, des avis prudens que je vous ai donnés en conversation, lorsqu’en me racontant les traverses de votre vie vous ajoutâtes que vous étiez d’un caractère naturellement insolent. Je vous ai donné mon amitié ; une preuve que je ne vous l’ai pas retirée, c’est l’avertissement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos momens d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire… En vérité, je gémis pour l’humanité de voir un si grand génie avoir un cœur si petit, sans cesse tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine… Tenez-vous pour dit de ne m’écrire plus sur cette matière, ni surtout de ce ton. » Voltaire, à qui les souverains parlaient respectueusement, n’était point accoutumé à s’entendre ainsi traiter : aussi nous dit-on qu’il pleura de rage en recevant cette fière réponse. Elle nous montre ce qu’était De Brosses quand on l’avait blessé, et il me semble qu’on y reconnaît le descendant des grands baillis d’épée du pays de Gex ; mais je n’ai pas à m’occuper ici de son caractère ou de sa conduite publique : c’est le littérateur et non l’homme qu’il s’agit d’apprécier. Quelle influence ce séjour de la province a-t-il exercée sur son talent ? Ses écrits sont-ils vraiment plus originaux de pensée ou de style que s’il les eût composés à Paris ? Voilà toute la question, et il suffit de jeter les yeux sur ses principaux ouvrages pour la résoudre. Quand on parle des ouvrages de De Brosses, il en est un qu’il faut toujours mettre à part : ce sont les charmantes lettres qu’il écrivit pendant son voyage d’Italie. Depuis cinquante ans, on a beaucoup visité Naples, Venise et Rome, et ceux qui les ont admirées ont rarement résisté au plaisir de nous le dire, mais personne ne l’a si bien dit que De Brosses, et aucune relation n’a pu faire oublier la sienne. Malgré les changemens du goût public, et, quoiqu’il y ait aussi une mode pour les admirations, son livre, qui date de plus d’un siècle, n’a pas vieilli d’un jour ; c’est encore une des lectures les plus instructives et les plus agréables qu’on puisse faire. Il porte tout à fait le cachet du temps où il fut écrit ; il en a gardé quelques défauts, par exemple une pointe de gaillardise, cette hardiesse de propos qui étaient à la mode dans le meilleur monde, et cette ironie qui veut avoir l’air de rire de tout. Il en a aussi les qualités, surtout cette ouverture d’esprit, cette ardeur de curiosité, ce besoin de savoir, cette faculté de comprendre et d’admirer qui semble alors vraiment s’être élargie. De Brosses s’intéresse à tout : dans ce