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qu’elle a faites étaient depuis longtemps préparées, et il y avait bien des années que la France marchait dans le chemin où elle l’a fait courir. Ce n’est pas elle qui a créé la centralisation politique, quoiqu’on l’en accuse ; elle n’a fait qu’achever l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV. Ce n’est pas elle non plus qui est coupable de cette centralisation littéraire qu’on croit funeste à l’originalité de l’esprit. Quand éclata la révolution, il y avait longtemps que la province n’avait plus de littérature. S’il se produisait chez elle quelque écrivain de talent, il s’empressait de la quitter pour aller briller sur un plus grand théâtre. Malherbe, qui s’ennuyait de n’être un grand homme qu’en Provence, fut enchanté que le roi lui donnât l’ordre de ne plus quitter la cour. Ce n’était pas seulement pour fuir sa femme que La Fontaine partit un beau jour de Château-Thierry ; il était bien aise de montrer à un public digne de les entendre ces vers qu’il s’était mis à composer en rêvant dans les bois dont il avait la garde. Quant à ceux qui étaient forcés de rester chez eux, ils regrettaient amèrement de vivre « loin de ces climats fortunés, qui sont le siège du bon goût et de l’urbanité française ; » ils avaient de loin les yeux sur Paris et l’imitaient de leur mieux. Lorsque l’Académie française commença de faire parler d’elle, il se forma partout des réunions de beaux esprits qui se piquaient de marcher sur ses traces et de discuter comme elle « sur les différences et les conformités qui sont entre l’amour et l’amitié, et si l’amour des esprits vaut mieux que l’amour des corps[1]. » Les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine ont été, dès leur apparition, transportés dans toute la France par des troupes errantes, et partout accueillis avec le même enthousiasme. Mme de Sévigné vit jouer Andromaque à Vitré par des comédiens qui ne lui déplurent pas et lui firent pleurer plus de six larmes. « C’est bien assez, dit-elle, pour une troupe de campagne. » Les deux spirituels voyageurs Chapelle et Bachaumont racontent que, dans une petite ville du Languedoc, on leur donna la comédie, « qui fut un assez grand divertissement pour eux, parce que la troupe n’était point mauvaise. » Ils nous disent aussi qu’ils furent très surpris de tomber à Montpellier au milieu d’une assemblée de belles dames, qu’à leurs petites mignardises, à leur parler gras, à leur tête penchée de côté, ils reconnurent aussitôt pour des précieuses. Il y avait donc des précieuses à Montpellier comme à Paris ; elles se piquaient de connaître l’Alaric, le Moïse et la Pucelle ; dans le Cassandre, elles louaient la délicatesse de la conversation, dans le Cyrus et la Clélie la magnificence de

  1. Pellisson, dans son Histoire de l’Académie française, cite ces sujets parmi ceux qui occupèrent les premières séances de l’Académie. On y traita aussi les doux questions suivantes, qui paraissent à Pellisson d’une admirable subtilité métaphysique : « qu’il y a quelque chose qui est plus que-tout, et quelque chose qui est moins que rien. »