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d’après les fragmens qui en restent. Son projet était tout à fait arrêté et son travail, en train lorsqu’il partit pour l’Italie. Il allait y étudier sur place tous les monumens antiques qui avaient quelque rapport avec les faits racontés par Salluste. Il voulait surtout rassembler, autant qu’il le pourrait, les portraits des principaux personnages dont il avait à parler. « Il me semble, disait-il très justement, qu’un lecteur s’intéresse davantage aux gens qu’il connaît de vue. » Il ne négligea pas non plus d’étudier tous les manuscrits de son auteur qui se trouvaient dans les bibliothèques italiennes. Il en vit de ses yeux sept au Vatican et vingt à Florence. Il fit collationner par des copistes fidèles ceux de Naples, de Venise, de Milan. « Enfin, écrivait-il à ses amis en rentrant chez lui, vous pourrez vous vanter d’avoir un Salluste vu et revu avec toutes les herbes de la Saint-Jean. » Il semblait que l’œuvre était près d’être achevée, et pourtant il s’en occupa quarante ans encore. Il est vrai qu’il n’y travaillait pas toujours avec la même ardeur ; pendant les années heureuses que remplissaient le plaisir ou les affaires, le Salluste se reposait ; mais il s’empressait d’y revenir aux jours d’exil et de solitude. En réalité, malgré beaucoup d’infidélités et d’intermittences, il y songea toute sa vie. Dans le cours de cette longue préparation, le plan et l’esprit du livre furent souvent modifiés. Ce devait être d’abord un ouvrage d’érudition pure, et, pour en éloigner les profanes, De Brosses s’était décidé à l’écrire en latin. Puis, à mesure qu’il voyait davantage le monde, ce monde léger du XVIIIe siècle où l’érudition n’était guère en honneur, le Salluste s’humanisait et prenait un air moins sévère. Le latin était remplacé par le français et la science émigrait de plus en plus dans les notes. Il consentit enfin à le donner au public, mais seulement pendant la dernière année de sa vie, et il s’y était pris si tard qu’il n’en put achever lui-même l’impression. Il avait donné à cet essai de restitution de l’œuvre perdue de Salluste le titre d’Histoire de la république romaine pendant le cours du septième siècle.


III

Il est aisé de comprendre pourquoi De Brosses a tant hésité dans son âge mûr à terminer l’ouvrage commencé dans un élan de jeunesse. Il avait reconnu sans doute la difficulté de la tâche qu’il s’était imprudemment imposée. C’est toujours une entreprise délicate de refaire l’œuvre d’un grand écrivain quand il n’en reste que quelques débris, d’essayer de prendre ses sentimens et son langage, de se mettre à sa place, et de parler en son nom ; mais le péril est grand surtout quand cet écrivain est Salluste. Il n’y a personne peut-être dont on puisse moins deviner ce qu’il a dû penser