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particulier à une jeune fille aux yeux bleus qui avait été la compagne de son enfance, puis il se mit en route pour retourner vers eux. Ses larmes coulèrent lorsque lui apparut le premier village galicien ; il passa deux mois au milieu des paysans, et, lorsqu’il revint, écrivit l’Émissaire, inspiré cette fois par l’insurrection de 1848. Comme le Comte Donski, l’Émissaire obtint le plus favorable accueil. Malheureusement Sacher-Masoch devait verser ensuite dans le roman historique proprement dit, genre faux auquel Walter Scott seul sut prêter à la fois du charme et de la noblesse, et qui a fait son temps partout ailleurs qu’en Allemagne. Le reflet fidèle des mœurs hongroises, ce qu’on a nommé le parfum de la steppe, peut cependant servir d’excuse aux longueurs du Dernier Roi des Magyars, et dans les Histoires de cour russes, dans le Sultan femelle surtout, commence à s’ébaucher ce type magnifique de despote féminin qui sera complet quand l’auteur lui donnera enfin le cadre des campagnes galiciennes ; mais nous n’en reprocherons pas moins à Sacher-Masoch de s’être attardé près des impératrices et des Jagellons. Sa place n’était pas là, elle n’était point non plus à la cour de France, où il s’avisa de suivre Kaunitz. Bien que M. Gottschall s’émerveille devant « ce feu d’artifice d’esprit, » et qu’il vante les pastels rococo de Louis XV et de Mme de Pompadour, de la princesse Woronzof et de Voltaire, les deux volumes de Kaunitz pourraient être passés sous silence sans l’incident très significatif auquel donna lieu la représentation en Prusse d’une comédie historique que l’auteur avait tirée de son roman. Sous le titre : les Vers du grand Frédéric, cette œuvre avait déjà fait du bruit dans plusieurs villes d’Allemagne, lorsqu’elle fut jouée le 22 janvier 1866 à Berlin, qui redoutait au moment même une alliance franco-autrichienne. On écouta sans trop de murmures le premier acte, mais une scène entre Louis XV et le diplomate autrichien parut inacceptable, et quand Kaunitz eut prononcé ces mots : « l’Autriche et la France sont aujourd’hui divisées, mais, réunies, elles gouverneront l’Europe, » le public, même aux places les plus élégantes, se mit à siffler, à trépigner, à hurler. Cette bruyante démonstration était, bien entendu, dirigée beaucoup moins contre la pièce que contre l’Autriche elle-même et l’alliance redoutée. Jamais pareil scandale ne se produisit au théâtre. Une partie des spectateurs protestait par ses applaudissemens, mais la tempête fut la plus forte. Chose curieuse, cette satire de l’avidité prussienne qui fut jetée ainsi à la face de Berlin tout entier n’avait pas été représentée à Vienne par égard pour la puissance redoutable qu’elle attaquait ! Sacher-Masoch ne s’en tint pas du reste à combattre la Prusse plume en main, il prit du service l’un des premiers dans la guerre qui éclata sur ces entrefaites.