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des larmes[1]. Don Juan de Kolomea peut passer pour le chef-d’œuvre de Sacher-Masoch.

La guerre de 1866 détourna quelque temps celui-ci de ses travaux littéraires. Après le désastre de Sadowa, il eut l’occasion de jouer un rôle politique en fondant certain journal d’opposition contre la Prusse et en acceptant le rôle du défenseur du parti petit-russien, qui s’était mis solennellement sous sa protection ; en même temps il continuait d’exploiter le filon d’or qu’il avait découvert. Der Capitulant (Frinko Balaban) et Mondnacht (la Barina Olga), qui ont paru depuis dans la Revue[2], furent publiés à peu d’intervalle l’un de l’autre. Le dernier plut, par un ton de sentimentalité attendrie et une mise en scène fantastique, au goût allemand qu’avait révolté la vigueur quelque peu brutale du Don Juan) « vrai comme la vie elle-même. » Dans le Capitulant se montrait pour la première fois une figure de femme qui devait souvent depuis revenir sous la plume de Sacher-Masoch, celle de la paysanne digne d’un trône par l’ambition, l’intelligence et la beauté, dont les désirs égoïstes s’élèvent du foulard rouge à la pelisse de zibeline, et qui de maîtresse d’un pauvre diable devient comtesse ; cette figure, qu’elle porte le nom de Catherine, de Dzwinka ou de Théodosie, est la plus frappante que le grand artiste galicien ait formée de la terre même de son pays natal.

L’idée complète du Legs de Caïn, dont font partie les trois récits que nous avons cités, vint à Sacher-Masoch pendant les voyages qu’il fit à travers l’Europe après avoir renoncé au professorat. Par un phénomène assez singulier, il était, tout en parcourant l’Italie, ramené malgré lui aux Carpathes, au Lac-Noir, aux paysages galiciens. Les croyances des paysans de la Petite-Russie, leur sagesse passive, qui consiste à renoncer, à souffrir et à se taire, toutes leurs traditions d’origine orientale, auxquelles il avait été lui-même initié de bonne heure, s’étaient depuis longtemps confondues dans son esprit avec la philosophie de Schopenhauer, qui n’est que l’expression d’une sorte de bouddhisme, dont reste profondément pénétrée la race slave. Les doctrines scientifiques de Darwin l’aidèrent aussi à poser les bases du procès gigantesque qu’il intentait à l’humanité ou plutôt à l’héritage funeste qui pèse sur elle et qui comprend l’amour, « cette guerre entre les sexes, » la propriété, née de la violence et de la ruse, et mère de la discorde, la guerre, « ce meurtre effroyable sous couleur de patriotisme et de raison d’état. » Le travail, l’effort se trouve être notre seule part de bonheur, la mort notre unique bien, puisqu’elle nous apporte la liberté et la paix.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1872.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1872 et du 15 août 1873.