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sortis du domaine de la fantaisie. Il est possible encore que, sans réflexion, il ait satisfait des rancunes longtemps contenues, qu’il se soit jeté sur l’hypocrisie et le pharisaïsme allemands, comme l’héroïque boyard du plus beau de ses contes attaque sans armes l’ours qui grogne contre lui. Quoi qu’il en soit, que l’auteur du Legs de Caïn se rappelle que la plaie du talent de Balzac fut son ambition d’être à la fois historien, moraliste, poète, critique, dramaturge, publiciste ; on ne saurait faire bien tant de métiers. Sacher-Masoch peut emprunter à Balzac son ironie souvent lourde, son scepticisme, sa composition diffuse, son style emphatique, mais il ne dépend pas de lui d’être l’analyste clairvoyant et minutieux des vices d’une société vieillie ; les fleurs qu’il sait cueillir sur les hauteurs vierges ne croissent pas dans cette corruption. Sa tâche est celle d’un peintre de la nature sauvage et de l’homme primitif, celle d’un pionnier comme Bret Harte, dont il admire si passionnément le talent, cependant inférieur au sien. Ceci posé, nous analyserons sans commentaire la volumineuse dénonciation des mœurs politiques, littéraires et morales de Berlin et de Vienne qui a paru tout récemment sous un titre difficile à traduire : Die Ideale unserer Zeit (les Aspirations de notre temps).


II

La scène est dans une résidence royale à laquelle le lecteur est libre de donner le nom qui lui conviendra. Trois jeunes gens sont réunis au café. L’un d’eux, Andor, docteur en philosophie et professeur agrégé d’histoire à l’université, nous est présenté comme un honnête garçon plus simple et de meilleure humeur qu’il n’est permis de l’être à un homme de science en Allemagne. Son ami Plant, assis à la même table, est le type du railleur envieux, dévoré d’ambition et mécontent de son sort, comme peut l’être, avec l’idée fixe de l’élégance et de la mode, un clerc de notaire sans fortune. Le troisième compagnon, un statuaire du nom de Wolfgang, compte parmi ces malencontreux patriotes qui trouvent tout parfait dans leur pays, et sont encore plus épris de ses défauts que de ses vertus ; deux phrases lui reviennent sans cesse à la bouche : je suis artiste, — et — je suis Allemand. En qualité d’artiste, il porte les longs cheveux flottans aussi chers à ses compatriotes que la bière et la musique. La science allemande, l’art allemand, la guerre, le transportent à l’envi. La Germania de Tacite est son évangile ; il va jusqu’à mépriser le savon sous prétexte que les aïeux ne se lavaient guère. Wolfgang fait des phrases à tout propos d’une voix qui ressemble aux sons de l’orgue, tant elle est basse et profonde. Il raisonne bruyamment sur la politique, les plans de campagne, les