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qu’après tout c’est un monde très réel que peint le romancier, un monde où l’ignorance, la sottise et la vanité ne sont pas plus inconnues que dans celui où nous vivons. Au reste, l’auteur n’avait voulu faire qu’une esquisse sans prétentions, et, telle qu’elle est, on ne peut s’empêcher de la trouver aussi bien venue que pittoresque.

Il ne faudrait pas juger d’après le titre insignifiant et malencontreux qu’il a plu à M. Hardy de leur infliger les trois volumes publiés deux ans après Under the greenwood tree. Il y a dans A pair of blue eyes (une Paire d’yeux bleus) une forte étude de caractère féminin, une analyse subtile de sentimens délicats et la sympathie d’un poète pour les âmes où la passion fait vibrer ses plus doux comme ses plus tristes accens. Elfride Swancourt, qui compose les sermons de son père, lequel ne s’en trouve pas plus mal, n’est pas une coquette vulgaire ; c’est plutôt une coquette inconsciente. Avec un caractère ardent et une extrême pureté d’intentions, elle commet des imprudences qu’elle s’exagère, prend pour de l’amour le plaisir d’être aimée, et quand le vrai maître de son cœur se présente à elle, maître peu généreux sans doute, elle fléchit sous le poids de son erreur. Knight, l’homme de lettres qu’elle adore, ne trouve pas dans son amour égoïste la force de pardonner l’illusion innocente d’un moment, une caresse reçue et non donnée ; il s’en va blessé, mais inflexible. Le dévouaient passionné dont il a dédaigné l’offrande cherchera sans y réussir à se reprendre ailleurs, et, si la jeune fille devient la femme d’un autre, ce ne sera pas pour longtemps. À ce drame intime et vraiment puissant M. Hardy a mêlé de belles descriptions et des incidens pleins de nouveauté. Il a voulu montrer qu’au besoin l’imagination ne lui fait pas plus défaut que l’observation, et la preuve est complète. Il n’est pas de romancier, et des plus grands, qui ne pût envier la scène où Knight, retenu par quelques touffes de plantes sauvages au-dessus d’un gouffre, attend la mort ou le retour d’Elfride, qui est allée quérir du secours et qui lui rapporte une corde faite de ses propres vêtemens, c’est-à-dire le salut.

Cette scène est conduite d’une façon supérieure, et ce qui en augmente encore l’effet, c’est qu’en face de Knight, envahi peu à peu par le vertige et le désespoir, le romancier fait voir, incrusté dans le roc, un de ces crustacés fossiles nommés trilobites, qui de ses yeux éteints depuis des milliers d’années semble regarder fixement l’infortuné qui se sent mourir a son tour, et dont la pensée, d’un bond immense, comme il arrive, dit-on, aux momens suprêmes, se plonge dans ce monde primitif, avec lequel elle va se confondre. M. Hardy a trouvé là quelques-unes de ces pages qu’on lit en retenant son haleine et qu’on n’oublie plus. Dans un genre