Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/859

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en réserve l’étrange position où le hasard l’a réduit autant que sa volonté. Il n’a probablement pas lu les œuvres de Tennyson, mais il sait que jamais les belles dames ne furent le prix des cœurs faibles, et que ce n’est pas seulement dans les poèmes de chevalerie que la victoire reste au plus endurant.

Telle est la naïve histoire que l’auteur de Far from the madding crowd s’est plu à raconter avec tant de grâce et tant de suite que l’on se sent presque coupable envers le romancier comme envers le lecteur lorsqu’on essaie d’en faire goûter le charme dans une sèche analyse. C’est dans l’original même qu’il faut voir le beau développement du caractère de Gabriel Oak, sa patience, sa fierté, et en même temps son humeur inaltérable et vaillante. Miss Everdene n’est pas une maîtresse facile à contenter. Sa rapide élévation a fait tourner sa jolie tête, et elle traite durement l’esclave qui s’est donné à elle tout entier, jusqu’à étouffer son amour sous les formes banales de la civilité mercenaire. Et pourtant Bathsheba n’est point une coquette au sens ordinaire du mot ; elle veut choisir, voilà tout. Or, jusqu’ici un seul amoureux s’est présenté et qui n’a pas même su lui dire qu’elle était belle. Au fond, c’est peut-être la plus grande faute qu’ait commise le berger Oak. Le fermier Boldwood sera-t-il plus heureux ou moins maladroit ? Celui-là, il a ceci pour lui, qu’il possède six chevaux dans son écurie, et qu’il est plus près du gentleman que du paysan. Une chance de plus en sa faveur, c’est qu’étant d’un naturel sauvage, il n’a pas fait la moindre attention à sa nouvelle voisine, qui s’est vengée de cette impardonnable négligence en lui envoyant, au jour traditionnel de la Saint-Valentin, une devise de confiseur avec un cachet où éclatent ces mots d’une signification peu voilée : épousez-moi. Cette fois-ci Boldwood a levé les yeux. L’enveloppe flamboyante est là, sur sa cheminée, éclairant sa chambre de célibataire, où tout à la gravité d’un dimanche puritain. Il ne sait pas encore, il devine à peine d’où vient le coup, et déjà la paix de son passé et le calme de sa vie présente sont pour jamais troublés. Il voit une main de femme tracer les caractères de la vulgaire devise, y ajouter ce sceau hardi qui le fait rêver, et pour la première fois peut-être depuis vingt ans il s’aperçoit qu’il a vécu dans l’isolement, qu’il n’a ni mère, ni sœur, ni liens au monde, et qu’il ne fait pas bon être seul. Quand la passion se met, à la quarantième année, dans un cœur que rien n’a rempli, elle risque fort de le faire éclater. Bathsheba a beau fermer sa porte à celui qu’elle a si imprudemment provoqué, Boldwood finit par se présenter à la jeune fille, au milieu de ses occupations de fermière. Il vient lui offrir sa protection, son amour et le luxe que lui permet son aisance. La proposition est la même que celle faite naguère par