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au-dessus de la voie. A partir d’ici, nous entrons dans le pays du fer et des forges ; encore quelques minutes et les cheminées hautes comme des phares dresseront de tous côtés leurs obélisques empanachés de fumée : forges à Rimaucourt, là-bas, sur la Sueur, — une rivière bien nommée, car elle peine rudement à soulever tous ces gros marteaux, — haut-fourneau à Montot, forges et tréfilerie à Manois... Quand on voyage de nuit dans ce pays-ci, à voir toutes ces fournaises rouges et béantes, à entendre ces formidables bruits de ferraille, on se croirait mené à toute vapeur au fond d’une vallée infernale. Aussi bien nous y allons, car je te conduis à Orquevaux, le Val d’enfer (Orci Vallis)...

Nous quittons le chemin de fer à Manois. En dépit de son renom diabolique, Orquevaux, où nous nous rendons à pied, est un village à la mine honnête et pacifique. Le ciel est bleu, les vergers sont pleins d’arbres, la Manoise rit au soleil, et les cloches du dimanche sonnent à toute volée. Celles de Manois et d’Humberville font chorus, et nous voilà cheminant le cœur en joie. — J’aime cette musique des cloches, s’écrie Tristan; quand j’entends leur carillon, il me semble que le génie du dimanche s’assied en habits de fête à son orgue aérien, et se met à jouer le grand morceau de la semaine...

Le chemin côtoie le ruisseau; de temps à autre, la gorge s’évase, la Manoise en profite pour se mettre à l’aise et devenir un étang. De longues files de vaches, sonnettes au cou, défilent sous l’ombre bleue des lisières, piétinant dans les berges humides et faisant songer aux paysages de Ruisdael. Je cueille des noisettes, et Tristan ne laisse point passer un pied de millepertuis sans le fouiller de la racine aux fleurs. Hélas! la chrysomèle désirée s’obstine à ne pas se montrer... Cependant les collines se haussent et se décharnent, la gorge se rétrécit, la Manoise se perd sous les ronces, et tout à coup nous voilà au fond d’une impasse. La vallée est terminée brusquement par une sorte de ravine en entonnoir, un cirque aux pentes abruptes, nues et d’une blancheur aveuglante. La crête se découpe à arêtes vives sur le bleu du ciel, sans un buisson, sans un brin d’herbe, et au fond de l’entonnoir, entre deux sveltes massifs de sycomores, la source de la Manoise jaillit comme par enchantement d’un amas de pierres moussues. — Le site, dis-je à Tristan, ne manque pas d’une certaine sauvagerie originale, mais cet entonnoir est horriblement ensoleillé et inhospitalier... Comment l’appelles-tu?

— Oh! il a un nom qui ferait rougir une Anglaise, très expressif au demeurant, bien que vulgaire et rabelaisien en diable... On l’appelle le Cul-du-Cerf.

Nous avons rebroussé chemin en silence. Tristan paraissait déconfit et humilié du peu de succès de son paysage; de plus nous