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dans les lettres prodiguées par sa jeunesse et son âge mûr, au hasard d’une existence agitée, et surtout dans son œuvre elle-même, si personnelle, si vivante, avec les variantes, les notes, les appendices, les commentaires, dont il l’a successivement enrichie. Ses ouvrages sont de véritables mémoires rédigés sans méthode, sans suite, parfois sous l’inspiration d’une contrariété littéraire ou d’une rancune politique, mais plus sincères peut-être dans leur désordre que s’il en avait conçu le plan à tête reposée. J’ai souvent entendu regretter que ce grand peintre de portraits n’ait pas rendu à la postérité le service de se peindre lui-même, et qu’il ne nous ait pas laissé le récit complet de sa vie. Un tel document serait assurément bien curieux ; cependant on n’y trouverait peut-être pas le dernier mot sur Sainte-Beuve. Rien n’est parfois moins sincère que les confessions, les confidences, les mémoires et les souvenirs, les confessions surtout. Je doute toujours un peu de la parfaite franchise, en entendant les aveux des plus illustres pénitens, comme je doute de la parfaite ressemblance en contemplant cette exquise petite toile où le jeune Raphaël a peint lui-même sa mélancolique et souriante figure. Arrive-t-on d’ailleurs à bien connaître sa propre nature, et quelqu’un a-t-il jamais franchi ce premier degré de la sagesse ? Il ne faut donc pas trop demander aux grands hommes de se raconter eux-mêmes. Il faut essayer de les surprendre dans leurs œuvres et dans les aveux irréfléchis qu’elles contiennent. Telle note ajoutée par Sainte-Beuve au bas d’un article publié depuis vingt ans, nous en apprendra plus long sur l’histoire de son âme et de ses pensées qu’une page entière des Confidences n’en apprend sur l’âme de Lamartine. Les documens qu’on possède permettent d’entreprendre dès à présent la biographie morale et littéraire de l’illustre critique. Les grandes lignes de l’esquisse sont déjà en pleine lumière, et si plus tard il devient nécessaire d’appuyer sur quelques rides, il n’est pas à craindre que, parmi les nombreuses victimes.de Sainte-Beuve, les ouvriers manquent à la tâche.


I

Charles-Augustin Sainte-Beuve naquit le 23 décembre 1804 à Boulogne-sur-Mer, petite ville assez pauvre en hommes célèbres (j’en demande pardon à M. Morand, auteur de savantes recherches sur l’histoire littéraire du Boulonnais), et qui n’avait à se vanter jusque-là que d’avoir donné naissance à Daunou. Son père est dénommé sur des actes d’état civil réguliers Charles-François de Sainte-Beuve ; mais, sa mère ayant toujours été connue sous je nom de Mme Sainte-Beuve, il trouva plus simple et plus commode de faire