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pénètre dans la maison, prend sa place au coin du feu, et sa part à la table. Puis, au bout de quelque temps, s’il s’aperçoit qu’on le néglige, surtout si par mégarde on l’a rudoyé, il abandonne table et foyer ; il oublie le chemin de la maison, et, si d’aventure il rencontre celui qu’il caressait autrefois, il lui montre les dents.

Les évolutions de Sainte-Beuve étaient si promptes à s’opérer qu’on a peine dès cette époque à les suivre dans leur rapidité. Trois ans s’étaient à peine écoulés depuis son entrée au Globe, et déjà-il n’appartenait plus aux doctrinaires qu’à demi. Un événement presque insignifiant l’avait jeté dans un nouveau courant. Sainte-Beuve avait publié dans les numéros du Globe des 2 et 9 janvier 1827 deux articles sur les Odes et ballades de Victor Hugo. Ces articles étaient tout à fait favorables au jeune poète, que Sainte-Beuve ne connaissait pas encore. Victor Hugo, ayant demandé à M. Dubois le nom et l’adresse de son critique bienveillant, fit une démarche infructueuse pour le voir sans le trouver chez lui. Dès le lendemain, Sainte-Beuve s’empressa de lui rendre sa visite[1]. On l’introduisit pendant le déjeuner. La conversation s’engagea en présence de Mme Victor Hugo sur les procédés de l’art poétique, sur les vers de Victor Hugo, sur les articles de Sainte-Beuve. Une seconde visite acheva d’opérer la conversion. « Dès ce jour, dit Sainte-Beuve ; j’étais conquis à la branche romantique, dont Victor Hugo était le chef. Quelques mois après, nous allions, lui et moi, habiter rue Notre-Dame-des Champs, où, par un nouvel et heureux hasard, je me trouvai encore son proche voisin. Une vive amitié s’ensuivit… Je n’ai jamais, dit-il ailleurs, aliéné ma volonté et mon jugement, hormis un instant dans le monde de Hugo, et par l’effet d’un charme. »

De cette année 1827 date en effet pour Sainte-Beuve le commencement d’une période d’exaltation et d’agitations morales dont certaines poésies de Joseph Delorme et surtout le volume des Consolations sont l’expression première, dont le roman de Volupté marque la crise et l’âge aigu. À cette période d’exaltation se rattachent, suivant ses propres expressions, « les souvenirs les plus émouvans et les plus poignans de sa vie. » Il n’en fait pas même mystère à l’abbé Barbe. « J’ai eu, lui écrit-il, bien des douleurs dans ces derniers mois, de ces douleurs qu’on évite en gardant le port de bonne

  1. Cette première entrevue est rapportée d’une façon un peu différente dans l’ouvrage intitulé Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. D’après le témoin, Sainte-Beuve serait venu offrir à Victor Hugo de faire dans le Globe des articles sur Cromwell, qui n’était pas encore para. Au point de vue de la dignité du critique, il y a là une petite nuance que Sainte-Beuve a tenu à marquer dans ses Portraits contemporains ; on croirait plutôt à l’exactitude des souvenirs de Sainte-Beuve.