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habitans des environs qui viennent y manger en un jour l’épargne de plusieurs mois. Quelques amis, ayant loué pour une excursion les services de quinze ou vingt porteurs, eurent à leur payer au retour une somme d’environ 1,200 francs ; le soir même, les nin-sogos se rendirent au Yoshiwara, et quarante-huit heures après tout était dépensé. « Autour de nous, tout s’évanouit, la vie est un songe ; sur la terre, qu’est-il de durable ? » répète depuis des siècles la sagesse désolante du bouddhisme. Dès lors pourquoi accumuler sur cette terre des biens trompeurs ? Pourquoi nous attacher à une vie qu’il faut quitter, étreindre des ombres ? A quoi bon fonder sur le sable ? De là l’indifférence ascétique de quelques-uns et l’imprévoyance épicurienne du plus grand nombre.

Si l’on ne se soucie pas de bien vivre, on ne se met guère en peine de la mort. Depuis deux jours, un bruit de clochettes dans le voisinage annonçait l’agonie d’un malade ; le troisième jour, je vis passer le convoi, qui allait le conduire à sa dernière demeure. En tête marchait le clergé, puis quatre hommes portant sur leurs épaules une boîte de sapin exactement semblable au véhicule appelé norimon, dans laquelle le mort était accroupi, puis des pleureuses qui ne pleuraient pas, coiffées d’un capuchon blanc. Personne n’avait l’air affligé, ce qui m’engagea à me mêler à un groupe d’hommes qui suivaient. Quoiqu’il n’y ait qu’un village dans cette île, j’y ai compté cinq cimetières ; chaque famille pour ainsi dire a le sien. Le cortège s’engage d’abord dans un sentier dont l’entrée est gardée par trois figures de pierre sculptées en bas-relief représentant un tombeau. Là le prêtre murmura une litanie, puis on se remit en marche pour s’arrêter de nouveau au premier cimetière, où l’on dit une prière, puis au second, où l’on fit de même, et ainsi de suite jusqu’au point d’arrivée. C’est un usage tout local et fort touchant qui veut que chaque défunt aille rendre une dernière visite à ses anciens amis avant de gagner lui-même le champ du repos. Là on le glisse au fond d’un trou, et chacun s’en retourne prestement, laissant le fossoyeur terminer seul sa triste besogne.

On ne se lasse pas d’étudier ces mœurs ; parmi les sentimens qui se traduisent aux yeux de l’observateur, il est curieux de retrouver ceux qui forment par tous pays l’apanage et l’essence de l’humanité, de compter ceux qui prennent leur source dans les conventions locales, et de noter les uns et les autres sous les formes particulières qu’ils empruntent. Voici dans cet ordre d’idées une petite scène caractéristique. Mes hôtes étaient un jeune mari et sa femme sans enfant ; le père et la mère de la femme logeaient non loin de là, et le père, qui m’avait pris en affection, était sous un prétexte ou sous un autre toujours en visite chez sa fille. Trop vieux pour exercer