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éclaté, dans toute sa vivacité de rancunes personnelles, que plus de vingt années après. Au début, cette irritation se voilait encore de prétextes plus nobles et lui inspirait, par exemple à propos de l’anniversaire de la mort des quatre sergens de La Rochelle, des articles qu’Armand Carrel aurait pu signer. M. Troubat[1] nous apprend que le critique des lundis ne pouvait, à la fin de sa vie, entendre la lecture de cet article sans être obligé d’étouffer ses larmes. Je doute que le récit de la mort de Baudin tombant sur les barricades de décembre lui causât une émotion aussi vive.

Les quatre ou cinq premières années qui ont suivi la révolution de juillet sont au reste, durant toute la vie de Sainte-Beuve, l’époque où il est le plus difficile d’accomplir la tâche modeste que j’ai entreprise : suivre pas à pas, au milieu des incidens assez ordinaires de son existence, toutes les sinuosités qu’a décrites dans sa route ce merveilleux esprit toujours en mouvement. On l’a vu jusqu’à présent mobile, fugace, serpentant, pour ainsi dire, au travers des doctrines et des écoles les plus diverses, mais toujours au moment où il se livre paraissant se livrer sans retour et tout entier. On a pu sans difficulté l’accompagner dans les effusions d’une piété enfantine qu’il abandonne brusquement pour passer à un matérialisme dogmatique et physiologique dont il revient en traversant une courte période de déisme jusqu’à une dévotion plutôt mystique que véritablement chrétienne et catholique ; mais ici le fil se perd, ou plutôt il se sépare en plusieurs brins. Placé à l’entrée des diverses routes de l’esprit, Sainte-Beuve ne s’engage plus avec autant d’impétuosité dans celles dont l’aspect le tente. Il jette au contraire à l’entrée de chacune d’elles un regard curieux, il se risque d’un pas furtif, mais il ne dépasse jamais les premières bornes du chemin, et celui qui marche en avant de lui peut en se retournant s’apercevoir avec surprise qu’il s’est déjà engagé dans une autre. Goethe a dit qu’il n’y avait pas de situation plus enviable pour un homme que de se trouver entre un amour qui finit et un amour qui commence. Sainte-Beuve a été durant toute la première moitié de sa vie en situation de goûter pareille volupté intellectuelle alors que son esprit flottait entre différens systèmes dont aucun ne parvenait à le captiver complètement. Il caractérisait plus tard cette époque de sa vie en disant qu’à cette date le critique n’était pas encore né en lui. En attendant cette naissance du critique, l’homme s’abandonnait tant soit peu à l’imprévu des circonstances, au hasard des relations, et c’est ainsi que les menus incidens de sa vie littéraire et de sa vie privée sont indispensables à connaître pour

  1. Souvenirs et indiscrétions, Paris 1872.