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Sainte-Beuve de l’accompagner, n’ait pas réussi à l’entraîner au moins jusqu’à La Chesnaye. A côté de ce journal, où Maurice de Guérin a noté avec une précision minutieuse et maladive toutes les variations de la nature armoricaine, tous les orages qui ont ébranlé l’atmosphère, tous les nuages qui ont passé sous le ciel, sans paraître se douter des orages non moins violens au milieu desquels il vivait, Sainte-Beuve nous aurait sans doute laissé le journal psychologique en quelque sorte de cette crise suprême qui sépara Lamennais de l’église à laquelle Montalembert et Lacordaire demeuraient fidèles, crise silencieuse et ignorée qui n’eut à cette date pour confidens que les arbres et les bruyères de La Chesnaye, mais qui devait exercer sur l’avenir du siècle une si profonde influence. Malheureusement Sainte-Beuve n’a jamais été à La Chesnaye, et les premiers démêlés de Lamennais avec la cour de Rome, au lieu de resserrer leurs liens, ont commencé à les distendre. L’article consacré ici même en 1834 aux Paroles d’un Croyant est marqué par un refroidissement sensible. Pour être juste, l’embarras que causait aux amis de Lamennais sa brusque incartade explique un peu ce refroidissement. Sainte-Beuve a exprimé plus tard assez plaisamment cet embarras en disant qu’il avait été fort surpris de voir Lamennais, beaucoup moins avancé que lui dans la voie républicaine et démocratique, sauter par-dessus sa tête comme au jeu du cheval fondu, et l’enjamber d’un bond pour aller tomber dans l’extrême démagogie. A l’époque où parurent les Paroles d’un Croyant, l’évolution de Lamennais n’inspirait pas à Sainte-Beuve des métaphores aussi joviales. Il croit devoir marquer d’abord nettement la ligne où il se tient : « Sans rien espérer actuellement de Rome et de ce qui y règne, nous sommes trop chrétien et catholique, sinon de foi, du moins d’affinité et de désir, pour ne pas déplorer tout ce qui augmenterait l’anarchie apparente dans ce grand corps déjà compromis humainement. »

Il était impossible de donner à Lamennais avec plus de netteté le conseil de ne pas augmenter encore cette anarchie, et de l’engager plus respectueusement à adopter le parti de la soumission. Tout le reste de l’article n’est, ainsi que Sainte-Beuve l’a déclaré plus tard, qu’une humble insinuation dans ce sens. Une anecdote curieuse, révélée par Sainte-Beuve bien des années après, montre qu’il avait inutilement saisi, pour glisser déjà cette insinuation, un moyen discret et détourné. C’était à lui que Lamennais avait confié le manuscrit des Paroles d’un Croyant, en le chargeant d’en surveiller l’impression. Une première et rapide lecture n’avait pas permis à Sainte-Beuve (lui-même en fait l’aveu) de bien pressentir l’éclat qui allait résulter de la publication de ces pages. Il