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maladive dans l’œuvre la plus singulière qui soit à coup sûr sortie de sa plume, et qu’on a peine à attribuer à l’auteur des Causeries du lundi. Je veux parler de ce roman de Volupté, — qu’un homme d’esprit proposait d’appeler par convenance grand Plaisir, — œuvre étrange, trop peu connue et trop peu goûtée peut-être des générations nouvelles. Il est nécessaire de l’étudier de près, si l’on veut avoir la clé de toute cette première moitié de la vie de Sainte-Beuve, et l’on me permettra d’en donner ici une rapide analyse. Aussi bien était-ce l’une de ses œuvres de prédilection, celle où il avait mis la part la plus sensible de son amour-propre et de son cœur.

Volupté est la confession manuscrite d’un prêtre qui est mort en Amérique, où il occupait un siège éminent. Cette confession a été écrite par lui pour un jeune homme de ses amis atteint par la contagion du vice qui a donné son titre à l’œuvre elle-même. Le prêtre entreprend de le guérir en lui racontant à quels excès ce vice l’a entraîné. Telle est la fiction. C’est le procédé d’Adolphe et plus tard de Raphaël, procédé assez commode qui consiste à passer au compte d’un mort les aveux et les erreurs d’un vivant. Il permet de donner au récit tout le charme des épanchemens les plus intimes en déguisant derrière un léger voile la personnalité du héros véritable. Ce prêtre est né sur les confins de la Bretagne et de la Vendée, et il est parvenu à l’entrée de la jeunesse vers l’époque du consulat. Son enfance orpheline et rêveuse se passe en lectures et en travaux obstinés. Apprendre le grec lui paraît le comble de la félicité humaine ; mais il commence à ressentir quelque trouble après qu’il a rencontré chez ses auteurs latins certaines expressions qu’il n’entend pas très bien, et que son professeur, ancien séminariste, lui fait traduire par le mot privautés en refusant de lui expliquer le sens exact de ce mot. Cette pensée de choses qu’il ignore ne lui laisse plus de repos et lui donne d’avance « la sueur au front. » Les premières impressions de l’amour ne tardent pas d’ailleurs à naître dans son cœur à la rencontre d’une jeune fille, M, le Amélie de Liniers, qui demeure avec de vieux parens dans un château voisin de celui où Amaury a été élevé. Le charme de ces premières et fraîches émotions est marqué avec autant de grâce que de finesse dans quelques pages qui sont les meilleures du roman. Un soir de mai, le long de l’enclos du verger en fleurs, Mlle Amélie, qui marche nu-tête en promenant sa main, que la lune argenté, dans la chevelure brune de la petite Madeleine, reçoit la confidence des vagues tristesses, des ambitions, désespérances d’Amaury. A chaque plainte qu’il exhale, à chaque rêve qu’il laisse entrevoir de gloire ou d’amour, elle répond d’une voix égale et douce : « Vous l’aurez, vous