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aujourd’hui intendante. Œnone de village, cette Antoñona joue dans notre histoire le même rôle que la nourrice de Phèdre dans la tragédie, seulement ici elle s’exprime sans le secours de la poésie ; simple et grossière, dévouée comme un chien, elle a son franc-parler brutal et la familiarité bourrue des vieux domestiques. Elle aussi a deviné depuis longtemps l’amour de sa maîtresse, elle aussi souffre de la voir souffrir, car Pepita se désole, pleure, dépérit. Elle s’est dit qu’elle forcerait la main à ce grand benêt de séminariste ; elle ne s’arrêtera pas longtemps au choix des moyens. Le matin de la Saint-Jean, jour de fête pour tout le village, elle s’introduit par surprise dans la chambre de don Luis, elle s’installe en face de lui, et là, sans ménagement pour le caractère du futur serviteur de Dieu, en termes trop sincères pour être respectueux, elle lui reproche sa perfidie, son hypocrisie, sa cruauté ; puis, le voyant courber la tête sous cette grêle d’invectives, bon gré, mal gré, elle lui fait accepter un rendez-vous pour le soir avec Pepita ; c’est elle-même qui a eu l’idée de ce rendez-vous, dont elle attend les meilleurs résultats. Elle partie, Luis déjà regrette la parole donnée ; mais sa passion finit par l’emporter, et à l’heure dite il se dirige vers la demeure de Pepita.

« Tout le village était dans l’animation. Les jeunes filles venaient se laver les joues à la fontaine de la grande place, — celles qui avaient un fiancé, pour qu’il leur fût fidèle, les autres pour en avoir un. Les femmes et les enfans passaient, portant dans leurs bras de grosses charges de verveine et de romarin pour allumer les feux de joie. De tous côtés résonnaient les guitares ; sans souci du voisin, amoureusement enlacés et se parlant tout bas, d’heureux couples traversaient la foule. Dans les rues encombrées étaient dressées des tables en plein vent et de petites tentes où s’arrêtaient les passans : là s’étalaient le nougat, le miel cuit, les pois chiches grillés, plus loin les corbeilles de fruits, les jouets d’enfant ; tout à côté, les fabriques de beignets offraient à l’œil leur croustillante marchandise, et l’odeur de l’huile infestait l’air, tandis que des gitanas jeunes et vieilles répondaient d’un ton hardi aux galans propos des chalands ou disaient aux curieux la bonne aventure. » A la faveur de la fête, don Luis se glisse sans être aperçu jusqu’à la porte de Pepita. Antoñona l’y attendait, qui le prend par la main et, à l’insu des autres domestiques, le conduit auprès de la jeune veuve, puis discrètement se retire. Don Luis d’abord, comme s’il cherchait à se convaincre lui-même, allègue le devoir, parle de dévoûment et de sacrifice ; mais la jeune femme est rebelle à toute raison, modestement elle avoue sa faiblesse, elle n’est pas assez pénétrée de Dieu pour consentir au sacrifice ; elle aime et veut aimer, l’abandon la tuerait. A s’expliquer ainsi, on finit toujours par s’entendre. Vient un moment où le pauvre Luis oublie ses pieuses résolutions, et lorsque Pepita, — est-ce trouble réel ou simplement coquetterie ? l’un et l’autre peut-être, — se réfugie dans