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regard aux vitres huileuses et troubles, et je ne peux le détacher de ce tableau, bien propre à fasciner l’imagination d’un peintre. La salle, carrée et sombre, a pour tout meuble et ornement quelques lampes d’étain suspendues au plafond, des bancs et des pupitres de forme gothique ; sur un rayon, des tomes dépareillés de la Bible, du Talmud, de la Mischna. Devant les pupitres, quatre vieillards sont assis : je renonce à décrire ces figures pharisaïques, noyées dans leurs immenses barbes blanches et dans les ailes de bonnets de fourrure larges comme des parasols ; courbés sur le texte hébreu, ils épellent avec une modulation gutturale et un balancement de tête rhythmé les versets des prophètes qui leur promettent le rétablissement de Sion.

Ce spectacle est bien fait pour arrêter la méditation. Voilà donc ces hommes dont la vie n’est d’habitude qu’une course effrénée vers le lucre ; ils ont quitté des commerces florissans peut-être, dans des pays où ils étaient libres et protégés, pour venir dans cette pauvre bourgade sans trafic, sans argent, livrés aux insultes égales des chrétiens et des musulmans, qui les traitent avec plus de mépris que les chiens du bazar ; ils y endurent sans une plainte les outrages, la misère, les maladies du climat, pour avoir le droit de pleurer en secret dans le royaume de David, d’y attendre celui qu’ils espèrent, et, s’il ne vient pas, de laisser leur dépouille dans la terre d’Abraham. Race étrange et vraiment mystérieuse, ce peuple qui attend, qui se passe de génération en génération son indestructible espérance, comme le flambeau du poète latin ! Patiens, parce qu’ils durent depuis quatre mille ans, ces pauvres honnis sourient à on ne sait quelle lumière incertaine, qui recule sans cesse devant leurs yeux ; immobiles et préservés, ils ne se mêlent pas aux peuples qui passent et restent au milieu d’eux pour subir l’outrage de tous, comme ces oiseaux de nuit rencontrés de jour que poursuivent tous les oiseaux du ciel ; seulement les plus malheureux viennent mourir sous la botte du Turc, près des cercueils de leurs pères. Ému de compassion à la vue de tant de misère et de foi, on est tenté de crier à ces aveugles, qui interrogent les montagnes de Galilée leur demandant celui qui est venu il y a dix-huit siècles, les paroles de l’ange aux disciples : « Galiléens, qu’attendez-vous à regarder le ciel[1] ? »

  1. Faut-il ajouter que ces peintures et ces réflexions, inspirées à tous les voyageurs par la singularité des Juifs de Palestine, ne peuvent toucher en rien les nombreux Israélites qui se sont fait par leur industrie, leur intelligence et leur patriotisme une place honorable dans nos sociétés européennes ? La plupart d’entre eux seraient les premiers à s’attrister de la déchéance morale et matérielle dans laquelle semblent se complaire leurs coreligionnaires de Syrie et à plaindre une caste qui s’est volontairement séparée du reste de l’humanité.