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ville et s’effacent eux-mêmes un par un : n’est-ce pas la frappante image de la vie ? Des tombes qui d’abord nous cachent toutes choses, qui bientôt restent en arrière, et que viennent sans cesse remplacer de nouvelles. — Nos moukres seraient fort étonnés sans doute des réflexions mélancoliques que nous inspire leur halte de prédilection. On a beau avoir pratiqué l’Oriental, on s’étonne toujours de sa sérénité à l’endroit des choses de la mort, de cette familiarité confiante qui n’est pas de l’indifférence. Les plus avenantes, les seules promenades souvent des grandes villes sont leurs champs des morts. On y cause, on y mange, on y fume, on y flirte ; aux jours de fête, c’est dans le jardin mortuaire que les pique-niques installent leurs repas sur l’herbe. Vient-il un convoi, on se dérange un peu, on repousse les enfans, on fait place une minute à celui qui n’aura plus faim. La cérémonie n’est pas longue : après avoir rejeté la terre sur le corps, l’iman, fidèle à une coutume d’un symbolisme superbe, demeure seul sur la tombe et prête un instant l’oreille, comme pour surprendre le secret de l’âme libérée. Après, tout est fini, et le cercle joyeux se reforme. Je me souviens d’un champ de foire installé dans un des cimetières suburbains de Constantinople un jour de fête grecque : la femme à barbe et la femme géante trônaient sur les tertres herbus, les tréteaux de Polichinelle s’adossaient aux cyprès. Voici qu’on apporte un pauvre diable d’Arménien qui s’était laissé mourir en ce jour de liesse : deux manœuvres écartèrent les oisifs, et, tout en fumant leur cigarette, eurent bientôt fait de déposer le défunt à fleur de terre. L’instant d’après, j’étais bien le seul songe-creux qui n’eût pas oublié cet incident : à la joie de tous, Polichinelle avait repris sa latte et Bobèche son boniment. — Mais nous voilà loin des tristes montagnes. La pluie nous y surprend, et nous sommes tout heureux, en arrivant aux Vasques de Salomon, de trouver un grand feu allumé par les soldats turcs sous la voûte du Kalat-el-Borak, le « Château de l’Éclair. » C’est un khan abandonné, transformé en forteresse, qui garde la gorge des Réservoirs. Nous nous séchons au milieu des zaptiés (gendarmes) pittoresquement groupés, avec leurs armes et leurs guenilles, dans la clarté des flambées de broussaille qui lèchent les vieilles ogives. Nous ne rentrons qu’à la nuit close à Jérusalem, par la porte de Jaffa. La prudente sentinelle nous ouvre la poterne après avoir aussi longuement parlementé que l’eût pu faire le guet de Saladin introduisant dans la place des hérauts de Richard Cœur-de-Lion et flairant quelque stratagème des Francs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.