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« le sentiment approfondi du principe que tout revient au même, » principe qui avait germé dans son esprit au lendemain de sa crise religieuse et qui avait fini par l’envahir tout entier. Pourtant il avait cru autrefois, lui aussi, à l’existence de cette beauté éternelle dont la contemplation, disait dans son enthousiasme l’étrangère de Mantinée, donne seule du prix et du charme à la vie, à cette beauté dont Raphaël s’efforçait de rassembler dans son imagination les traits épars avant de jeter sur la toile l’esquisse de ses vierges divines. C’est d’après ce type éloigné que, dans les heures confiantes de sa jeunesse, il rêvait d’exprimer ses idées et ses sentimens « sur la vie, sur les mystères de notre propre cœur, sur le bonheur, sur la sainteté ; » mais peu à peu un voile épais s’était dressé entre cette vision lumineuse et lui, le voile d’un scepticisme croissant sur l’existence même de cet être absolu d’où découle la réalité d’une morale objective et d’une beauté éternelle. Peu à peu il s’accoutume à contempler d’un œil indifférent les hommes et leurs actions, et à les étudier avec impartialité comme on étudie dans la nature les corps organisés et les inépuisables manifestations de leur vitalité. Chose étrange cependant, il semblerait que ce scepticisme et cette indifférence devraient paralyser en quelque sorte chez lui la faculté du jugement ; mais non. Il continue à juger les hommes et les œuvres, et il n’éprouve jamais la moindre hésitation dans l’expression de son approbation ou de sa colère, — au nom de quel principe ? dira-t-on. Au nom d’un sens qui subsiste chez lui, ardent, vivace, susceptible, impérieux, le sens dit goût, et du goût entendu dans son acception la plus large, celui d’une appréciation instinctive des convenances esthétiques et morales. C’est une faible lueur sans doute, qui ne s’est cependant jamais éteinte chez Sainte-Beuve, et n’a cessé d’éclairer sa route, car l’homme souvent n’est pas aussi sceptique qu’il se le figure, et ce besoin passionné de la certitude qui fait sa grandeur et son tourment ne lui laisserait jamais de repos, si un instinct plus fort que son raisonnement ne lui révélait l’éternelle solidité des bases sur lesquelles l’humanité s’appuie.


III

Si laborieuses qu’aient été les dernières années de la vie de Sainte-Beuve, la littérature ne les a cependant pas absorbées tout entières. Cette rare bonne fortune était réservée à son âge mûr de voir se réaliser un des désirs inassouvis de sa jeunesse et de parvenir à cette célébrité bruyante, à cette popularité de plus ou moins bon aloi qui n’est guère le partage des hommes de lettres et des critiques. Le dessein longuement poursuivi par lui dès le lendemain de son échec au Collège de France eut sous ce rapport un plein