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l’ancienne. Pourtant était-ce bien là l’expression réelle de sa pensée, et dans ces lettres, qui étaient de véritables manifestes, qui étaient reproduites et commentées par la presse, ne se laissait-il pas aller à en forcer un peu le sentiment ? Demandons-le à l’abbé Barbe, à ce confident discret qui ne songeait point à exploiter au profit de ses croyances les aveux plus humbles de son ancien condisciple. Voici ce que Sainte-Beuve lui écrivait en 1865 à propos d’un livre de philosophie dont l’abbé Barbe lui avait fait hommage : « Si tu te rappelles, mon ami, nos longues conversations sur les remparts ou au bord de la mer, je t’avouerai qu’après plus de quarante ans j’en suis encore là. Je comprends, j’écoute, je me laisse dire ; je réponds faiblement, plutôt par des doutes que par des argumens bien fermes ; mais enfin je n’ai jamais pu parvenir à me former sur ce grave sujet une foi, une croyance, une conviction qui subsiste et ne s’ébranle pas le moment d’après. ton livre me fait repasser méthodiquement par les mêmes chemins. Je te sais gré de cette promenade élevée que te doit mon esprit, qui ne laisse pas d’être un peu fatigué et dégoûté bien souvent. J’espère te revoir encore, et renouer l’entretien d’autrefois, d’aujourd’hui et de demain, l’entretien dont le sujet est éternel. »

J’en demande pardon à ces amis des dernières années de Sainte-Beuve, hommes de science et philosophes qui, avec une sincérité absolue, le revendiquent comme un de leurs disciples, qui ont le droit de le faire, car, dans ses entretiens avec eux sur l’éternel sujet, Sainte-Beuve se laissait certainement entraîner par leurs argumens et par leur exemple jusqu’au dernier terme des négations ; mais pour moi le véritable Sainte-Beuve des dernières années est dans cette lettre : avant tout sceptique, beaucoup plus enclin à la négation qu’à la croyance, ayant laissé triompher dans sa vie quotidienne ce que j’appellerai le matérialisme pratique, mais sur le fond des choses encore incertain, incapable de se former une conviction qui ne s’ébranlât pas le moment d’après. Quant au Sainte-Beuve que nous avons tous connu, professeur d’incrédulité et matérialiste dogmatique, c’était un Sainte-Beuve de mise en scène et de galerie, amoureux du succès, chercheur de popularité. Il crut l’atteindre par cette voie, et l’expérience montra qu’il ne s’était pas trompé de route ; toutefois il ne semble pas que ce soit là un de ces convertis dont la libre pensée ait le droit de s’enorgueillir.

Ce qui montre bien au reste avec quelle persévérante habileté Sainte-Beuve essayait de s’embarquer de nouveau sur ces flots mouvans de la faveur publique, qui l’avaient si rudement déposé autrefois sur le rivage, c’est la lente évolution par laquelle il se détacha insensiblement de l’empire autoritaire et conservateur,