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n’avaient commis d’autre délit que celui de vagabondage. Quelques-uns, qui exerçaient de petits métiers, n’étaient-ils pas l’unique soutien de pauvres parens âgés, infirmes, malades ? Ils préféraient dormir à la belle étoile plutôt que de rester dans d’infectes et étroites chambres où s’entassaient déjà père, mère, frères et sœurs, doublés parfois de quelque autre pauvre famille ; souvent ils avaient de bonnes raisons de redouter l’accueil qui les attendait chez eux. On en avait vu, chercheurs ingénieux, se glisser la nuit clandestinement dans la cabine d’un ferry-boat ancré au port, — c’était là un logement de première classe, — ou se tapir, faute de mieux, sur la grille d’une chaudière à vapeur en chômage, et jusque dans un coffre-fort oublié, épave d’un incendie, au milieu de Wall-street, cette rue de la haute finance. Quelques-uns, les plus avisés, s’étaient introduits dans les tubes creux du pont de la rivière de Harlem. Les escaliers des imprimeries de journaux, ouverts toute la nuit, en recevaient aussi un grand nombre. Tout était bon à ces pauvres délaissés, pourvu que ce ne fût pas un lit d’asile où la police les menât.

Il y a chez l’enfance et surtout chez l’enfance abandonnée, qui n’a jamais été assujettie à aucune discipline domestique, un esprit d’indépendance, un goût inné de la vie nomade, qu’il faut savoir en partie respecter. M. Brace, en moraliste expérimenté et qui connaît les enfans, mit le plus grand tact à les amener dans le logis fondé pour eux, qui fut d’abord une vieille maison abandonnée par l’entreprise d’un journal. Sachant que l’entière gratuité ne vaut rien et abaisse, comme l’aumône, le moral de celui qui reçoit, il fixa à quelques cents le prix du logement à la nuit, et para soigneusement à toutes les espiègleries qu’il attendait comme de raison pour le début. Si le rat de la fable ne s’approchait qu’avec précaution du chat enfariné, les enfans avec plus de prudence encore entrèrent dans la maison dont on leur ouvrait les portes à deux battans. Ils rôdèrent longtemps au dehors, croyant toujours à un piège. A la fin quelques-uns, plus confians ou plus curieux, se décidèrent à pénétrer dans le mystérieux logis. A peine entrés, le naturel reprend le dessus ; peut-être aussi y avait-il quelque complot. L’un veut couper, en manière d’amusement, le tuyau du gaz qui éclaire la salle, mettre le dortoir dans l’ombre et commencer le bruit ; l’autre, en se couchant, jette sa chaussure en l’air. Une main vigoureuse les saisit, les envoie à la porte grelotter en chemise et réfléchir sur les inconvéniens de troubler l’ordre du logis. Quelques meneurs, restés au dehors, lancent insolemment des pierres aux fenêtres et préludent à un charivari. Immédiatement la police, qui veille, les conduit au poste.

Voici nos vagabonds couchés, ne pouvant deviner pourquoi on leur donne pour presque rien un si bon lit. Quel intérêt ont donc ces