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FLAMARANDE.

idée excellente, et je m’y rendis, résolu à confier l’enfant comme mon fils aux fermiers de M. le comte.

XXIX.

Les choses tournèrent autrement que je ne l’avais prévu. J’avais pris la diligence sans autre mystère que celui de m’affubler de mon costume de pasteur protestant, qui, étant non pas un déguisement, mais un habillement quelconque, sérieux et décent, avait l’avantage de me servir partout et d’être improvisé n’importe où. Le véritable travestissement était celui de ma figure, que j’étais devenu très habile à rendre méconnaissable. Je pouvais donc me présenter à Flamarande sans être reconnu pour le valet de chambre et l’homme de confiance de M. le comte. J’avais laissé à l’enfant le costume de villageois, qu’il portait à Nice. Il avait alors trois ans et trois mois, car nous étions en été. Il était très grand pour son âge, et je pouvais facilement lui donner quatre ans. Il ne savait pas un mot de français et ne parlait que le patois méridional de sa montagne. Il n’y avait donc pas de risque qu’il pût donner aux autres patoiseurs de Flamarande le moindre renseignement sur son propre compte. Il se passerait assez de temps avant qu’il pût s’entendre avec eux pour lui faire oublier jusqu’à son nom, et encore ce nom n’était-il pas le sien. Je lui avais imposé celui d’Espérance. Il ne s’en connaissait pas d’autre.

J’approchais de Flamarande avec une grande impatience d’arriver. Mon petit Espérance n’était pas embarrassant ; je n’ai jamais connu d’enfant plus tranquille et plus doux. Il avait une santé excellente. Rien ne le fatiguait ni ne l’effrayait ; mais il avait plus de mémoire et d’attachement que je n’aurais voulu, et sa tristesse morne me rendait extrêmement malheureux. Il devait s’ennuyer beaucoup, ne comprenant rien et ne se faisant comprendre de personne, pas même de moi. Je devinais bien son idée fixe. Il me redemandait sa mama, c’est-à-dire sa Niçoise, tous les quarts d’heure. Je lui disais par gestes que nous allions la rejoindre. Il se résignait ; cependant il y avait dans ses beaux grands yeux une expression de détresse et d’effroi qui me déchirait le cœur. Je ne me donne pas pour plus sensible qu’un autre, mais une peine morale infligée à un enfant m’a toujours navré comme un fait hors nature.

J’avais pris à Aurillac, où nous avions quitté la diligence venant de Glermont, un cabriolet de louage pour deux jours, car je comptais arriver le soir à Flamarande et repartir le lendemain matin. Je ne dissimulais pas Gaston assis à mes côtés. Il devait passer pour mon fils.