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plus affinés, un tact plus exquis. Les affections domestiques, l’amitié, l’amour, ont une étrange puissance, je ne sais quoi de sombre et d’ardent, quand on ne rêve point pour ceux qu’on aime une immortalité bienheureuse, quand on songe avec anxiété au sein du bonheur même que chaque battement de cœur nous rapproche peu à peu de la séparation suprême, quand on se prend à penser tout en causant et en riant que ce visage, ces yeux, cette voix qui nous parle, passeront et se dissiperont bientôt dans l’éternité comme une nuée légère sous l’azur des cieux. Quelque épanouie en sa fleur que soit la vie de l’être cher, on ne peut s’empêcher de songer au ver rongeur qui dévore en silence le fruit de l’arbre. Il y a ainsi au fond de toutes les joies de l’existence quelque chose de triste et d’austère qui rend plus âpre la volupté d’aimer. Je ne sais rien de plus touchant, d’une mélancolie plus amère que ce long soupir harmonieux, sorte de mélopée grave et plaintive, d’une Égyptienne défunte, Ta-Imhotep, prêtresse de Memphis, à son frère et époux : « O mon frère, ô mon ami, ô mon mari, ne cesse pas de boire, de manger, de vider la coupe de la joie, de faire l’amour et de célébrer des fêtes, suis toujours ton désir et ne laisse jamais entrer le chagrin en ton cœur, si longtemps que tu es sur la terre ! car l’Amenti est le pays du sourd sommeil et des ténèbres, une demeure de deuil pour ceux qui y restent. Ils dorment dans leurs formes incorporelles, ils ne s’éveillent pas pour voir leurs frères, ils ne reconnaissent plus père et mère, leur cœur ne s’émeut plus vers leur femme ni vers leurs enfans. Chacun se rassasie de l’eau de vie, moi seule j’ai soif. L’eau vient à qui demeure sur la terre ; où je suis, l’eau me donne soif. Je ne sais plus où je suis depuis que je suis entrée dans ce pays ; je pleure après l’eau qui a jailli de là-haut ! — Je pleure après la brise, au bord du courant, afin qu’elle rafraîchisse mon cœur en son chagrin, car ici demeure le dieu dont le nom est Toute Mort. Il appelle tout le monde à lui, et tout le monde vient se soumettre à lui, tremblant devant sa colère. Peu lui importent et les dieux et les hommes, grands et petits sont égaux pour lui. Chacun tremble de le prier, car il n’écoute pas. Personne ne vient le louer, car il n’est pas bienveillant pour qui l’adore : il ne regarde aucune offrande qu’on lui tend. »


II

« Il y avait une fois deux frères nés d’une même mère et d’un seul père : Anepu était le nom de l’aîné, Bataou le nom du cadet… » C’est ainsi que commence, à la manière d’un conte de Perrault, le conte égyptien des Deux Frères, récit d’il y a trois mille ans,