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Ségur, à quel degré d’enthousiasme étaient montés ces graves habitans du nord dans leur façon d’apprécier la révolution française. De loin, à travers les voiles de la légende, et l’imagination de chacun achevant de transformer la réalité, Robespierre pendant toute la terreur leur était apparu comme un grand homme. Et ne vous figurer pas que la bourgeoisie danoise fût seule de cet avis ; bien-des membres de l’aristocratie du royaume et la duchesse d’Augustembourg elle-même avaient partagé longtemps cette espèce de délire. L’homme, l’orateur, le politique, on avait tout admiré chez le fanatique niveleur, on avait lu ses discours avec, transport, on avait maudit ses victimes comme des traîtres justement punis, on avait déploré sa chute. C’était pourtant la France entière qui avait crié avec Marie-Joseph Chénier :

Salut, neuf themidor, jour de la délivrance !


Il avait fallu plusieurs années pour que cette voix de la France parvînt jusqu’au peuple danois.

Les notes de Ségur contiennent aussi des anecdotes fort piquantes sur l’état mental du roi de Danemark. C’était, on le sait, ce triste Christian VII, le beau-frère du roi d’Angleterre George III, l’époux de la malheureuse Caroline-Mathilde, Quand Ségur visita Copenhague, il y avait déjà vingt-cinq ans que Christian VII était monté sur le trône ; mais il y en avait dix-neuf qu’il ne régnait plus, la régence du royaume ayant été donnée à son frère le prince Frédéric peu de temps après la tragédie de Struensée. Suivant ce que disaient les salons, Christian VII n’avait pas entièrement perdu l’esprit. C’était un maniaque encore plus qu’un fou. Il avait souvent d’étranges saillies, des éclairs de bon sens, avec une liberté de langage qui bravait toutes les convenances et déchirait tous les voiles. On raconte qu’un jour entre autres, se trouvant au milieu de sa famille, il la contempla quelque temps en silence, puis s’écria tout à coup : « En vérité, il faut convenir que nous formons une réunion charmante. Ma fille a les jambes contournées, mon fils ressemble exactement à un albinos, mon frère est bossu ; ma belle-sœur regarde en même temps à droite et à gauche, et moi je suis fou ! » Notez qu’il y avait là non-seulement les membres de sa famille, mais bien des seigneurs de la cour ; mis en train par ce début, il poursuit gaillardement, et de sa famille personnelle passant à la famille des souverains de l’Europe : « Au reste, ajoute-t-il, ma grande famille n’est guère plus saine : mon cousin George d’Angleterre est le plus insensé de son royaume ; mon frère Paul de Russie ne l’est pas mal à ce qu’il me semble ; mon collègue de Naples en tient aussi ou ne vaut pas mieux ; mon petit-cousin de Suède