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il sortit brusquement, d’autant plus irrité qu’il n’avait pu lâcher la bride à sa colère. Ah ! ce n’était pas ainsi que le premier consul traitait les serviteurs de l’ancienne France. Quelques semaines avant la mort du maréchal, ayant appris dans quel dénûment s’éteignaient ses derniers jours, il s’était empressé de lui accorder une pension, et quand le vieillard s’était présenté aux Tuileries pour le remercier, avec quelle noblesse il l’avait accueilli ! Il était allé à sa rencontre, lui avait parlé avec déférence ; puis, le reconduisant jusque sur l’escalier, il avait voulu que les honneurs militaires lui fussent rendus comme autrefois. Il n’y avait plus de maréchaux de France depuis l’établissement de la république, il y en eut un ce jour-là ; la garde prit les armes et les tambours battirent aux champs.

C’en était assez pour que Ségur s’arrêtât sur la pente où l’avait engagé l’humeur frondeuse de ses chefs. Cependant, las de son oisiveté, se croyant disgracié du premier consul pour son « obstination anti-diplomatique, » il demande un emploi de son nouveau grade dans le 19e dragons, commandé par Caulaincourt. C’était jouer de malheur ; le 19e dragons venait d’être dénoncé comme un foyer d’agitation séditieuse. Sur ces entrefaites, un billet de Duroc, daté du 4 prairial an X (24 mai 1802), l’invite à se rendre le jour même à la Malmaison. Le premier consul désire lui parler, on l’attend à midi. Rien de plus simple que ce billet ; mais Ségur est vif, nerveux, et déjà son imagination bat la campagne. Évidemment il s’agit de sa demande au sujet du 19e dragons. Le bruit court qu’un escadron de ce corps, composé des plus mécontens, va être envoyé à Saint-Domingue ; si le premier consul le fait appeler, n’est-ce pas pour le réprimander de son attitude et le menacer de la même punition ? Il sera trop heureux encore, si tout se borne à une menace ; c’est peut-être un ordre qu’il va recevoir, l’ordre de partir pour Saint-Domingue avec les séditieux. Il arrive donc « tout hérissé, » ne songeant qu’à se défendre : ô surprise ! le premier consul le reçoit paternellement, lui témoigne la bienveillance la plus tendre avec cette grâce exquise à laquelle on ne résistait point. Il n’y a rien de plus doux que la douceur des forts. Ségur le sentit bien lorsque Bonaparte lui annonça qu’il le chargeait d’une mission auprès du roi d’Espagne. Il s’agissait de remettre ostensiblement de sa part une lettre au roi et une autre au prince de la Paix, mais celle-ci tout à fait secrètement, à l’insu même de notre ambassadeur, le général Saint-Cyr. Ce n’était pas une mission diplomatique, c’était une mission intime, une mission d’aide-de-camp, et confiée avec quelle bonté, avec quelle séduction irrésistible ! Ce matin-là, dans le long cabinet de la Malmaison, Ségur fut touché jusqu’au fond de l’âme et se donna pour toujours.

Nous ne parlerons pas de cette mission à Madrid, bien que les