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Lemarrois, étaient dispersés au loin sur toute la ligne. Tels sont les détails réels en face de la peinture épique. Nous n’en faisons pas la remarque pour signaler la contradiction du peintre et de l’historien. A chacun son devoir et son art. Ségur dit ce qu’il a vu de ses yeux, Gérard dit ce qu’il a vu de cette vue plus haute, plus complète, qui rassemble les traits épars, les concentre, les éclaire, et fait que la poésie, suivant le mot du premier des critiques, est encore plus vraie que l’histoire.

La déroute des deux armées ennemies ne fournit pas moins de détails à Ségur que la mêlée du combat. Ici encore, c’est un témoin qui parle. Il a vu à la dernière heure les derniers bataillons de l’armée russe s’aventurer sur les lacs glacés « que brisaient sous leurs pieds nos canons impitoyables. » Quelle gloire ! mais aussi que de sang ! que de victimes ! Du moins, avec un homme tel que Ségur on est certain que l’humanité ne perdra jamais ses droits. Il y a une belle et hardie parole de Joseph de Maistre : « la jeune femme demeure chaste au milieu des transports de l’amour comme le jeune’ héros reste humain dans les emportemens de la bataille. » Je me suis rappelé ce mot en suivant Ségur à Austerlitz. Il raconte que ses camarades et lui, pris de pitié à la vue de ces malheureux entraînés par les eaux glacées du lac, s’élancèrent pour les sauver. C’est ainsi qu’il eut le bonheur de retirer du gouffre un pauvre diable qui se noyait ; c’était un Cosaque. Ségur ne se doutait pas qu’il se préparait, nous le verrons plus loin, un protecteur pour les mauvais jours.

On trouvera bien d’autres détails dans cette partie des Mémoires de Ségur. Chaque fois qu’il est en scène, chaque fois qu’il peut dire : J’étais là, le récit prend un intérêt dramatique. C’est lui, par exemple, qui le lendemain 3 décembre établit le bivouac célèbre où eut lieu l’entrevue de l’empereur Napoléon et du souverain de l’Autriche, l’empereur d’Allemagne François II. C’était dans un vallon, près des étangs de Saruschitz. du arbre abattu la veille par les Russes avait paru fournir une place convenable. Près de ce siège rustique, Ségur avait fait allumer un grand feu entretenu avec soin. Des chasseurs de la garde fixaient des planches sur le tronc, pour que les deux monarques pussent s’y asseoir. D’autres étendaient de la paille comme un tapis. L’empereur vit ces apprêts et se mit à sourire : « Bien, bien, dit-il à Ségur, cela suffira. » Ce n’était pas tout à fait le camp du drap d’or, ni même l’entrevue de François Ier et de Charles-Quint ; cette idée venant à l’esprit de Napoléon, il ajouta gaîment qu’il avait fallu six mois pour régler le cérémonial de cette solennité.

En ce moment, on vit arriver une calèche seule et sans escorte. Les escadrons qui l’avaient accompagnée n’avaient pu dépasser la