Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/869

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une âme inférieure qui fait effort pour s’élever. La poésie a consacré depuis longtemps ces fraternités du héros et de sa monture : on sait comme le Mézence de Virgile parle à son cheval Rhébus, on sait comme le Cid Campéador, au moment de mourir, fait venir auprès de son lit Babieca, le bon cheval de bataille, aussi docile que l’agneau docile ; « Babieca ouvre de larges yeux, et, comme s’il sentait son malheur, il se tait[1]. » En regard de ces naïves images, il faut placer désormais la mort du cheval de Ségur, et peut-être y trouvera-t-on l’histoire plus belle encore que la légende, la réalité plus touchante que la poésie.

Un malheur n’arrive jamais seul. Cette nuit même, Ségur, étant venu après le combat remettre le rapport à l’empereur, le trouva dans une misérable chaumière, endormi comme à Iéna. En sortant de sa chambre, il traverse un couloir jonché de paille, et heurte du pied un corps étendu à terre. C’était un officier, Italien d’origine, qui dormait profondément ; il se réveille, les jurons à la bouche, et si tenace dans ses insultes que Ségur est obligé de lui en demander raison. On se donne rendez-vous au lendemain. Un cheval tué et un duel ! voilà deux fâcheuses aventures dans cette nuit du 23 décembre. Ce n’est pas tout : le jour revenu, les deux adversaires se trouvent séparés par l’ordre de marche, et c’est un accident bien autrement grave qui attend Ségur aux lieux où l’empereur l’envoie. Il accompagne le général Rapp, qui a mission d’attaquer les Russes à Nasielsk avec la cavalerie d’avant-garde. Dans une charge contre les hussards ennemis, Ségur est tellement emporté par son ardeur qu’il se trouve bientôt seul au milieu des gens qu’il vient de mettre en fuite. Le vainqueur est comme prisonnier dans sa victoire. Bien plus, après vingt épisodes terribles, il va tomber dans l’armée russe avec un petit nombre de dragons français que le hasard a ralliés autour de lui. A quoi bon ce secours ? La position est tellement désespérée que les malheureux s’abandonnent eux-mêmes ; sourds à tous les avis, rebelles à tous les ordres, ils paraissent, selon la forte expression de Ségur, empreints de fatalité, comme ces animaux marqués de rouge qu’on mène à l’abattoir. Quant à lui, s’il faut mourir, il vendra chèrement sa vie. Pendant que ses compagnons se laissent fusiller, il attaque, il s’élance, il frappe à droite, à gauche, déblayant la route et s’efforçant de rejoindre les nôtres sous une grêle de balles. Soudain il est entouré d’une quinzaine de Kalmouks ; le cou percé d’une pointe de lance, il est renversé à terre, il se redresse et, se faisant un rempart de son cheval, il combat encore. L’issue de la lutte n’est pas douteuse ;

  1. Romancero espagnol, traduction de M. Damas-Hinard, 1844, 2E vol., p. 215.