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de bataille où Ségur, sous les yeux de ce maître qu’il admire et qu’il aime, n’hésite pas, s’il le faut, à lui sacrifier sa vie.

Parmi tant de jours héroïques, voici le jour par excellence. C’est le 30 novembre 1808. Nous sommes au cœur de l’Espagne ; le Sommo-Sierra est le dernier obstacle à vaincre pour arriver devant Madrid. Au fond d’une gorge par où s’engage la grande route se dresse sur la droite un énorme rocher. Ce rocher masque un dernier ressaut raide et court, une dernière pente à gravir pour atteindre le sommet du plateau. Sur ce plateau, sur ce rocher ; sur les pentes de la sierra, des insurgés espagnols sont postés au nombre de 12,000, et du haut de cette forteresse naturelle espèrent arrêter l’armée française. On dirait les Thermopyles de l’Espagne. À ces bandes que soulève la foi nationale, l’empereur oppose sa garde et le corps d’armée de Victor, arrivé le matin même. Étonné qu’on ait osé l’attendre, impatient d’en finir, il devance l’infanterie avec son escadron d’escorte et s’engage dans la gorge. Il y est arrêté par le feu de l’ennemi, à 400 mètres de sa ligne de bataille. Il se range alors dans un pli de terrain ; mais, repris bientôt par l’impatience, il donne l’ordre à son escorte de charger et d’enlever l’obstacle. En même temps des fantassins attaqueront les contre-forts de droite et de gauche. L’escorte de service était un escadron polonais ; l’escadron s’élance avec ses officiers auxquels se joignent le général Montbrun et le colonel Pire. Bientôt on vient, annoncer à l’empereur que la charge est arrêtée ; c’est de flanc seulement et par l’infanterie que l’obstacle pourra être vaincu, l’emporter de front est impossible.

On a dit que Ségur en ce moment avait reçu l’ordre de reprendre cette charge déclarée impossible par Montbrun et Pire ; on a dit que, dans son dévoûment, il avait couru sans hésiter au-devant d’une mort certaine. Ceux. qui ont traduit ainsi la chose n’ont pas lu attentivement le récit de Ségur. La scène est plus originale et bien autrement belle. Résumons-la en peu de mots.

Napoléon, qui s’est avancé imprudemment dans le défilé, ne veut pas que sa garde recule en présence de l’armée. Irrité de la résistance qu’il rencontre, il s’emporte. Cependant les balles pleuvent autour de lui. Ségur, qui le regarde et veille sur lui, s’exalte à son tour au feu de sa colère. Il s’exalte si bien qu’il ne voit pas que l’empereur a tort et que Pire a raison. Son regard, ses gestes, disent qu’il partage l’impatience du maître : « Quoi ! des paysans tiendraient la garde en échec ! » L’empereur le voit, et comme si Ségur l’eût interpellé : « Oui, s’écrie-t-il, oui, partez, Ségur ! Allez ! faites charger mes Polonais ! Faites-les tous prendre ou ramenez-moi des prisonniers ! » Ségur part au galop et rejoint les