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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/10

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REVUE DES DEUX MONDES.

monde pour m’assurer qu’il était bien portant et bien soigné. Je le trouvai propre et sain, sachant à peu près se faire entendre en français et en patois du pays, ayant oublié ses Alpes et sa nourrice, ne connaissant plus d’autre famille que celle de Michelin, d’autre pays que son rocher de Flamarande, et accepté par les habitans d’alentour comme un petit ours trouvé dans une crèche et apprivoisé comme un agneau.

Il était donc enseveli à jamais, l’enfant du doute et de la colère ! Plus jamais celui que la loi lui donnait pour père ne consentirait à le voir et à l’accueillir. Sa mère ne baiserait jamais ses beaux yeux noirs, son charmant frère ne jouerait jamais avec lui. C’était là mon succès, à moi, mon œuvre de dévoûment et d’habileté. Ah ! si les personnes qui avaient sujet de se méfier de moi et de me maudire eussent pu se douter de ce qui se passait en mon esprit, c’est à moi justement qu’elles eussent donné leur confiance et leur amitié ; mais les mauvaises actions portent leur châtiment avec elles. On ne serait pas assez puni, si, ayant fait le mal, on pouvait le réparer.

J’étais à Flamarande depuis quinze jours quand Michelin m’éveilla en m’annonçant que les colis expédiés par le roulage à mon adresse venaient d’arriver. Ces colis n’étaient autre chose que les cercueils de métal scellé qui contenaient les restes du vieux comte de Flamarande et de sa digne épouse. La même voiture portait les pierres tumulaires en marbre blanc et noir que je devais faire établir dans la chapelle, déjà convenablement réparée.

Je me levai à la hâte. Déjà on déchargeait ces objets vénérables dans la chapelle même. Tous les hommes du village, jaloux de témoigner leur affectueuse déférence à Michelin, aidaient au déballage et au transport des pièces. Une forte charrette barrait l’entrée de la chapelle, et quatre grands chevaux de trait hennissaient en secouant leurs colliers à grelots trempés de sueur. Les enfans de la maison, curieux de toute chose nouvelle, gênaient les ouvriers en suivant tous leurs mouvemens et leur faisant des questions qui n’obtenaient pour réponse que des exclamations d’impatience. — Veux-tu t’ôter de là ? au diable les enfans !

Espérance ne partageait pas cette fièvre de curiosité. Il avait en tout une certaine lenteur grave, et on disait dans la famille que celui-là ne remuait jamais un doigt sans avoir demandé à sa tête s’il devait le remuer. Mes yeux, qui avaient l’habitude de le chercher, tombèrent sur lui. Je le vis assis tranquillement dans la chapelle, sur le ballot de paille qui contenait les os de son grand-père, et paraissant réfléchir profondément. — À quoi penses-tu ? — lui dis-je, frappé de cette physionomie dont l’expression calme et chercheuse semblait devancer les pensées et les réflexions d’un autre âge. Il