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homme dévoré du désir de voir et de savoir; mais c’était aussi une rude besogne, car il fallait souvent que Dickens voyageât pour aller écouter les discours prononcés hors de session par les membres importans.

Cependant, à force de traduire les pensées des autres, il devait naturellement être amené à exprimer les siennes à son tour. Un soir d’automne, tremblant de crainte et peut-être aussi d’espérance, il alla glisser dans la boite aux lettres d’un sombre bureau de Fleet-street son premier essai littéraire. Le pas terrible était franchi, et l’Old Monthly Magazine du mois de décembre 1833 fit du sténographe un auteur. Ce n’était pas encore un grand succès; mais le jeune homme avait trouvé sa voie et ne devait plus l’abandonner.

De tous les romanciers anglais, Dickens est peut-être le seul auquel l’éducation classique ait fait défaut, le seul qui soit parti de si bas pour arriver si haut, sans avoir le point d’appui solide que donnent les études libérales. On a vu les lacunes de son instruction. Il les combla sans doute dans une certaine mesure, mais à sa manière et d’une façon originale. En d’autres termes, on sent en le lisant que le joug de l’école n’a jamais chargé ses épaules, et que, bien ou mal, il ne doit absolument rien à personne. Le monde des souvenirs et des allusions classiques, dont on ne sort jamais entièrement quand on a passé son adolescence entre Homère et Virgile, ce monde lui est étranger, ou, s’il en parle, c’est avec un sourire. Au fond, le passé lui importe peu ; il est un homme moderne par excellence, et c’est dans le sol de la civilisation contemporaine que tous ses romans plongent leurs racines. Tout bien pesé, peut-être l’auteur de David Copperfield a-t-il dû plus qu’il ne croyait lui-même à ces premières années de sa vie, si malheureuses et si triviales, s’il leur a dû l’indépendance de la pensée et cet esprit nouveau dont on sent le souffle à chaque page de ses œuvres.


II.

Les débuts littéraires de Dickens, qui semblent si brillans à distance, perdent peut-être un peu de leur éclat à être vus de près, non que le succès ait été lent à venir; mais le genre que le jeune auteur avait adopté et le mode de publication qu’il avait choisi ne comportaient pas cet enthousiasme du public qui, d’un nom inconnu, fait en quelques jours un nom célèbre. Ce n’était pas assez en effet de quelques articles publiés dans le Monthly Magazine pour ouvrir à Dickens la porte des grands éditeurs, d’autant plus que le directeur de ce recueil avait dû refuser toute collaboration du moment qu’elle n’était plus gratuite, ce qui n’indiquait pas que