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c’étaient encore les Anglais. Les colonels spéculateurs et flibustiers, les hommes d’état ridicules et les femmes politiques dont Martin Chuzzlewit avait tracé la caricature étaient moins noirs dans le livre que ses propres concitoyens. Au reste, on devait finir en Amérique par le reconnaître, et le ressentiment ne fut pas de longue durée.

Quoi qu’il en soit, malgré l’évidente supériorité de l’ouvrage, les éditeurs, le voyant moins apprécié que les autres, prirent peur, firent partager leurs craintes à l’auteur, et, en le rappelant aux clauses d’un contrat qui avait tout prévu, le blessèrent maladroitement. Dickens de son côté, faisant réflexion qu’il était à peu près le seul que ses livres n’eussent point enrichi, s’irrita et voulut rompre avec MM. Chapman et Hall, qui lui devaient la fortune de leur maison. Il consulta ses amis, contre son habitude particulière, et suivant l’habitude générale ne les écouta pas, conçut plusieurs projets sans s’arrêter à aucun, ce qui était peut-être le plus sage, consulta aussi les notes de ses fournisseurs, qui étaient assez longues, car il dépensait beaucoup pour entretenir sa maison et ses parens, et se dit qu’après tout le moyen le plus sûr de faire des économies était encore de partir pour l’Italie. C’était là une façon originale de tourner la difficulté, et personne n’y avait songé. L’auteur de l’invention avait d’abord jeté les yeux sur la Bretagne et sur la Normandie, où l’on pouvait, paraît-il, vivre en ce temps-là à bon marché; mais le but eût été trop vite atteint sans doute, et il renonça bientôt à l’idée de s’établir en France. En conséquence, un beau matin, il s’en alla acheter pour la somme modique de 1,125 fr. une berline de voyage à peu près aussi grande que la bibliothèque de son ami Forster, avec lampes et poches de tout genre, véritable arche de Noé capable de contenir une famille anglaise, et, s’étant muni d’un courrier, toujours par économie, il se mit en route avec sa femme, sa belle-sœur et ses cinq enfans pour Marseille et pour Gênes. Il est vrai qu’auparavant il avait, moyennant une somme de 2,800 livres payables par avance, associé deux nouveaux éditeurs à tout ce qu’il publierait pendant huit années consécutives.

En réalité, ce qui l’engageait à quitter l’Angleterre, c’était le besoin d’élargir le domaine de son observation. Il était revenu d’Amérique plus riche d’idées qu’il n’y était allé, ainsi que le prouvait Martin Chuzzlewit. Dévoré du désir de voir des pays nouveaux et surtout des hommes, il voulait s’enrichir encore, et, parvenu à un tournant de sa carrière, il sentait qu’un arrêt lui était nécessaire avant de reprendre l’essor.

On sait le culte profond des Anglais pour l’Italie, et l’admiration qu’excite généralement chez les habitans du nord de l’Europe le premier aspect de ce ciel et de ces eaux que tant de voix éloquentes