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— Au fait, oui, repris-je, vous avez eu quinze jours de route. Et dans le pays, à Orléans, il n’y avait rien de nouveau ?

— Toujours les mêmes causeries.

— À propos de quoi ?

— Oh ! vous savez bien, l’enfant perdu, ou enlevé, ou noyé, on ne sait pas ; chacun dit son mot.

— L’enfant… de Sévines ?

— L’enfant de M. le comte et de Mme la comtesse, une affaire déjà ancienne dont on s’est remis à parler. Vous savez mieux que personne ce qui en est, vous qui étiez là dans le temps.

— Non, je n’y étais pas, je n’y étais pas le jour de ce grand malheur…

— Le grand malheur… Alors vous croyez l’enfant noyé ?

— Et vous, Ambroise ?

— Moi, je le crois aussi. Est-ce que nous vivons dans un temps où on pourrait comme ça faire disparaître un petit et sa nourrice ? Avant la révolution, dans les temps anciens, je ne dis pas. Vous connaissez bien la légende du château de Flamarande.

— Il y a une légende ?

— Et une belle. Je vais vous la dire, si vous le souhaitez.

— Dites, mon cher ; je vous le demande.

— C’était du temps du roi Louis.

— Quel roi Louis ? Il y en a eu beaucoup.

— L’histoire ne dit pas lequel ; mais j’ai entendu dire au curé de Saint-Julien que ça devait être du temps de Louis douzième. La dame de Flamarande avait mis au monde un petit, beau comme un soleil ; mais voilà que son mari a prétendu qu’il était le fils du seigneur de Mandaille, et, pour le prouver, il amis un crucifix sur la poitrine de l’enfant endormi en disant : « Quand je nommerai ton père, au nom du Sauveur, je t’adjure d’ouvrir les yeux. » Alors il s’est mis à crier : Flamarande, Flamarande, Flamarande ! et le marmot n’a pas bougé ; mais quand le comte a appelé par trois fois Mandaille, Mandaille, Mandaille !.. — Est-ce que vous êtes malade, monsieur Charles ? Vous êtes blanc comme un linge !

— Je suis sujet aux crampes d’estomac. N’y faites pas attention, Yvoine, et continuez, je vous prie. Votre légende m’amuse beaucoup.

— Eh bien ! quand le seigneur de Flamarande crut que le bon Dieu, qui abandonne tant de maris aux hasards de la guerre, faisait un miracle pour lui, il prit le petit Gaston.

— Il s’appelait Gaston ?

— Oui, Gaston ; il paraît que c’était un nom à la mode de ce temps-là, et il commanda à ses valets de le faire mourir ; mais ils eurent pitié du petit et le laissèrent avec la chienne levrette de la