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— Je ne la crois pas impossible. Quelque pauvre femme aura recueilli l’enfant et l’aura nourri en secret par crainte du seigneur de Flamarande. Quant aux miracles, on y croyait dans le temps, et il n’y a pas de légende sans cela. Moi, je n’en ai jamais vu ; mais je ne dis ni oui ni non, je suis trop bête pour raisonner là-dessus. Êtes-vous mieux, monsieur Charles, et vous sentez-vous de l’appétit ?

On se mettait à table, et je m’efforçai en vain de manger ; j’étais trop ému. Le récit d’Ambroise était pour moi une révélation. Évidemment ce récit avait vivement frappé M. le comte et s’était emparé de son cerveau. Ce nom de Gaston donné précisément au fils qu’il répudiait n’était-il pas comme un besoin de recommencer la légende ? Attendrait-il que Gaston fût mort pour tenter la seconde épreuve ?

Mais cette légende existait-elle ? n’était-ce pas un autre genre d’épreuve que me faisait subir Ambroise Yvoine ? Il arrivait des environs de Sévines, où il avait pu, en recueillant les propos, partager les soupçons relatifs à la disparition de Gaston. Maquignon qu’il était, il avait dû s’intéresser à celle de Zamore, qui était devenu dans les légendes orléanaises un animal fantastique comparable à la monture des quatre fils Aymon. On disait qu’il avait porté le comte, la nourrice et l’enfant en une nuit d’Orléans à Paris, où son maître avait mis Gaston aux enfans trouvés.

Que ne disait-on pas ! Mais Yvoine avait-il assez d’imagination pour inventer une légende aussi conforme à la réalité présente ? Je voulus en avoir le cœur net. J’allai dans la journée me promener au hameau de Saint-Julien, où je fis une visite au curé et amenai la conversation sur ce sujet, tout en visitant avec lui les antiquités de son église. Son récit fut absolument conforme à celui d’Ambroise Yvoine. Je rentrai un peu calmé, mais une nouvelle agitation m’attendait à peu de distance de mon gîte.

XXXIX.

Un homme de haute taille venait à ma rencontre. Ce n’était qu’un paysan portant un panier et dont le costume n’offrait rien de frappant ; mais, à mesure qu’il s’approchait de moi, j’étais saisi de l’élégance de sa démarche, et le nom de Salcède s’écrivait en lettres de feu dans mon cerveau. La nuit commençait, et je ne pouvais distinguer sa figure. Je doublai le pas pour le voir de plus près, m’apprêtant à le saluer pour le forcer à soulever le chapeau déformé qui lui ombrageait fortement le visage, lorsqu’au détour d’une roche qui me le masqua durant quelques secondes, je ne vis plus personne