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la promptitude qu’il mettait toujours à répondre sur la dernière syllabe de son interlocuteur.

— Vous avez vu Simon aujourd’hui ? dit Michelin. C’est pour de vrai un bel homme et bien découplé. D’où vient donc qu’il n’est pas venu nous dire bonjour en passant ?

— Il était pressé de rentrer, reprit Ambroise ; il avait été jusqu’à Mandaille pour un paiement qu’on lui devait.

Je fus encore rassuré ce jour-là, mais les jours suivans, à propos des plus futiles circonstances, je recommençai à me tourmenter. Vraiment Ambroise Yvoine me semblait jouer avec moi comme un chat avec une souris. Il avait des allures qui prêtaient beaucoup à mes soupçons. Il s’était installé dans le donjon, où il avait fait apporter quelques pauvres meubles, et il dirigeait le travail des ouvriers avec beaucoup d’intelligence et de bonne humeur ; mais il n’était pas toujours là, et, quand il disparaissait, nul n’eût pu dire où il était et à quoi il s’occupait. À vrai dire, nul autre que moi ne s’en tourmentait, et, quand je le questionnais, il répondait en riant :

— Ah voilà ! qui peut savoir ce que je fais et où je vais quand je le sais tout au plus moi-même ? Je suis l’oiseau qui voltige de place en place et qui vit pour vivre. Demandez au martinet sur combien de pierres du donjon il a passé en tournant dans les airs. Bien sûr, le soir venu, il n’en sait pas le compte ; pourtant il a son idée, et j’ai souvent la mienne. Il pense à attraper des mouches, et moi je pense à n’en pas trop gober.

XL.

Ainsi toutes les réponses facétieuses de ce bonhomme avaient pour moi un sens que je croyais toujours dirigé contre moi, et, quand je me disais qu’il n’y songeait peut-être pas du tout, je me trouvais sot et malheureux. Vingt fois par jour je me sentais prêt à lui dire : — Ne jouons donc pas au plus fin, entendons-nous plutôt pour rendre l’enfant à sa mère. Chargez-vous de lui porter cette révélation. Ce secret me pèse, rendez-moi le service de m’en’débarrasser. — Mais alors une mauvaise honte me retenait. J’avais mis de l’amour-propre à mener à bien la chose qu’au premier abord j’avais jugée impossible ; confesser à ce bohémien qu’il était plus habile que moi me causait une répugnance insurmontable. Ainsi, partagé entre la lassitude de mon méchant rôle et la crainte de voir le triomphe d’Ambroise, je me consumais et devenais de plus en plus malade, si bien que je fus pris d’une grosse fièvre et dus garder le lit pendant quatre jours. Les Michelin me soignèrent très affectueusement, mais ce fut Yvoine qui me guérit en m’adminis-