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FLAMARANDE.

minait des heures entières le travail des fourmis ou celui des abeilles. Il se couchait à plat ventre dans la prairie et contemplait les petits brins d’herbe ou conversait avec les grillons. Il aimait peu les grands animaux, mais il n’en avait pas peur, et, à vrai dire, il ne paraissait jamais effrayé de rien. Il était bon et cédait tout aux fillettes de la maison ; mais il paraissait n’aimer que la plus petite et ne se laissait entraîner à aucune partie bruyante. Recueilli et comme rentré en lui-même, il ne demandait jamais rien, et, si on eût oublié de lui donner à manger, il s’en fût allé cueillir les myrtiles de la montagne et les framboises des bois plutôt que de réclamer.

On ne s’étonnait pas de le voir si différent des autres. On l’avait vu d’abord triste ou résigné, parce qu’il ne pouvait se faire comprendre, et on se rendait assez bien compte du travail imposé à un enfant qui commence à parler, lorsque tout à coup il lui faut oublier une langue et en apprendre une autre. On se disait qu’il deviendrait tout à fait gai quand il pourrait s’exprimer tout à fait ; mais ces bonnes raisons ne me persuadaient pas. Je voyais toujours en lui l’être arraché brusquement à son milieu et condamné à une existence contraire aux instincts et aux tendances de sa race. Les enfans de Suzanne Michelin avaient été vachers et faiseurs de fromage dans le sein de leur mère, Gaston avait été porté en carrosse et nourri de bouchées à la reine avant de naître ; Espérance ne savait pas cela, mais il le sentait, et, sans donner une forme à ses idées d’enfant, il éprouvait sans doute l’étonnement et peut-être l’effroi de vivre autrement qu’il n’eût vécu sans le comte de Flamarande et sans moi ! Aussi, quand il me regardait, j’étais prêçt à baisser les yeux, et, quand il se refusait à mes caresses, je me disais : — C’est bien fait, tu as ce que tu mérites.

J’avais obtenu de mon maître un mois de vacances, j’en pris deux sans lui en demander la permission. Je craignais de me retrouver près de lui et ne désirais que le mécontenter pour avoir le droit de rompr ». Il avait répondu de ma dette paternelle, et mes créanciers avaient pris patience ; mais j’étais encore assez jeune pour trouver un emploi, et M. le comte savait bien que j’étais trop scrupuleux pour oublier de m’acquitter.

XLI.

Je partis pour Paris à la fin de septembre, chassé du Cantal par le froid qui devenait très vif. J’aurais voulu emmener Ambroise à qui, en dépit ou peut-être à cause de mes défiances, je m’étais singulièrement attaché. Je lui représentais que j’étais en position de