des formes, l’œil remplit précisément la même fonction qu’une lentille de verre, et par lui-même il est aussi étranger à notre vrai moi que pourrait l’être une lunette fabriquée par un opticien. On peut raisonner de même sur les autres sens. Nos organes sont donc, dans toute la force du terme, des instrumens dont la disparition n’entraîne pas plus celle de notre moi que la destruction des outils d’un ouvrier ne suppose la mort de leur propriétaire.
Comment le disciple supposé de Lucrèce s’y prendra-t-il pour attaquer les positions de l’évêque? Voici, selon M. Tyndall, comment il procéderait, et il est inutile d’ajouter que ce dialogue des morts ressemble tout à fait au dialogue réel d’un professeur vivant discutant avec lui-même. C’est donc le lucrétien qui parle le premier.
« Vos vues, très honoré prélat, soumises au critère de la représentation mentale, offrent à bien des esprits des difficultés très graves, si ce n’est insurmontables. Vous parlez de forces vitales, de « facultés perceptives » de « notre moi; » mais pouvez-vous vous former la moindre image mentale de l’une ou de l’autre de ces choses à part de l’organisme au moyen duquel elles agissent? Jugez vous-même avec votre loyauté reconnue, et voyez si vous possédez une faculté quelconque qui vous rende capable d’une telle conception. Le moi habite localement en chacun de nous; étant localisé, ne doit-il pas avoir une forme? Et quelle forme? L’avez-vous jamais, ne fût-ce qu’un instant, imaginée sous des traits qu’on pût tenir pour réels? Quand une jambe est amputée, le corps est divisé en deux parties : le moi se trouve-t-il dans les deux ou dans une seule? Thomas d’Aquin pourrait dire qu’il est dans les deux, mais non pas vous, car vous en appelez à la conscience associée à l’une de ces deux parties pour prouver que l’autre n’est qu’une matière étrangère. La conscience est-elle donc un élément nécessaire du vrai moi? Que dites-vous alors des cas où le corps tout entier en est privé? Et dans la supposition contraire pourquoi refusez-vous à la jambe coupée toute participation au vrai moi? Il me semble très singulier que, du commencement à la fin de votre admirable livre (personne n’en admire plus que moi la sobriété et la vigueur), vous ne mentionniez pas une seule fois le cerveau ni le système nerveux. Vous commencez par une extrémité du corps et vous montrez que ses parties peuvent en être séparées sans préjudice pour la faculté perceptive. Cependant qu’arriverait-il, si vous commenciez par l’autre extrémité, si au lieu d’une jambe vous enleviez le cerveau? Comme tout à l’heure, le corps est divisé en deux, mais maintenant les deux parties sont soumises au même sort, et aucune des deux ne peut plus servir à prouver que l’autre est une simple matière