Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suite une malédiction pour la famille Hawkins ; elle l’empêchera d’accepter franchement les réalités de la vie et de lutter contre elles; le travail entrepris à contre-cœur, en attendant, ne portera pas de fruits; les enfans s’habitueront à compter sur leurs châteaux futurs dans le Tennessee comme sur un héritage acquis, et à ne jamais regarder la pauvreté en face, sans parler des taxes annuelles qui menacent de dévorer leurs dernières ressources. La mère serait plus sage, une triste expérience l’a rendue incrédule; mais elle se reprocherait d’affliger son mari en le lui laissant voir. — Tu es un bon cœur, dit-elle les larmes aux yeux, et je suis fière d’être ta femme. Allons donc au Missouri, quitte à rentrer dans la terre promise quand elle pourra être exploitée. Tu n’es pas à ta place au milieu de ces êtres ignorans et grossiers; je laisserais volontiers mon pauvre corps périr de faim pour procurer à ton esprit l’aliment qu’il lui faut. — Toujours la même, ma brave enfant! mais nous ne mourrons pas de faim, Nancy. J’ai une lettre d’Eschol Sellers, et je vais te la lire.

Tandis qu’il court chercher cette lettre, que lui a en effet apportée le courrier mensuel, un nuage passe sur le visage de la pauvre femme. C’est une personne d’excellente famille, bien élevée, pleine de bon sens. Elle a peur des utopies, des inventions et des découvertes d’Eschol Sellers, qu’elle connaît trop. Assise, les mains pliées sur ses genoux, elle hoche la tête en se rappelant comment ce mauvais génie les a égarés au temps où ils cherchaient à faire fortune dans la Virginie, comment il a fallu recommencer au Kentucky pour échouer, toujours par sa faute, et maintenant la maison roulante qui les a conduits à tant de revers va se remettre en marche sous cette même impulsion funeste, — non que Sellers soit un méchant homme, mais il prend feu à chaque seconde comme un baril de poudre, et il manque absolument d’équilibre. Ses projets les plus tentans sont toujours inexécutables. C’est lui qui a persuadé naguère à Hawkins que l’huile noire poisseuse que distille l’escarpement de la rivière est du charbon, et en effet il l’a raffinée, puis brûlée... On ne peut le nier, cela brûlait bien dans la lampe qu’il a portée comme échantillon à Cincinnati. Seulement, au milieu de l’expérience, la lampe fit explosion devant les riches spéculateurs venus pour l’examiner et faillit faire sauter toute la salle. Au lieu de gain, on eut de grosses dépenses; mais pour Sellers rien n’est jamais désespéré, le soleil se lève toujours, quitte à ne jamais atteindre l’heure de midi. Le pire, c’est qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer, quelque mal qu’il vous fasse. Il a de si bonnes intentions ! — Hawkins revient avec la lettre ; elle est ainsi conçue : « Accourez tous au Missouri... N’attendez pas qu’on vous donne un bon prix,