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quand mon père aura sauté de nouveau, dit-elle à Philippe, vous ne serez peut-être fâchés ni l’un ni l’autre que je puisse écrire sur ma porte : le docteur Ruth. — Elle aime assez Philippe cependant pour lui tout sacrifier; elle a éprouvé son amour, elle s’est éprouvée elle-même; ils peuvent se jurer, sans crainte d’enfreindre jamais leurs sermens, une inviolable union dans les bons et les mauvais jours. Or les mauvais jours sont passés; la fortune, le bonheur, appartiennent cette fois à qui les mérite. La famille Hawkins, débarrassée de sa branche pourrie, renoncera d’autre part aux mirages qui l’ont égarée si longtemps; il ne sera plus question de cette terre du Tennessee dont les richesses imaginaires ou tout au moins inaccessibles ont été une malédiction pour de braves gens; sans elle, n’eussent-ils pas accepté franchement le lot qui est celui de tant d’autres : la médiocrité et le labeur honnête?

Tel est le résumé du livre à la fois curieux et incohérent de MM. Mark Twain et Warner; pour achever de le faire connaître, il faudrait ajouter à cette brève analyse quelques-uns des exemples détachés qui, interrompant l’intrigue principale, nous initient au ton qui règne dans les salons, aux divers modes de chantage, de trafic et de pression en matière de vote, aux goûts littéraires de la nation, à ses manières, à ses libertés. Nous choisissons l’un des chapitres les plus courts, qui donnera l’idée du procédé de Mark Twain pour flageller sans commentaires, par une simple exposition des faits, les travers de ses concitoyens :

« Philippe Sterling se rendait de l’ouest à Ilion (Pensylvanie). Le dernier jour de son voyage, comme le train sortait de la gare de ***, une dame entra timidement dans le compartiment-salon. Presque aussitôt le conducteur survint et dit avec rudesse : — Vous ne pouvez rester là; cette place est retenue. Passez dans un autre wagon.

« — Le train marche bien vite, fit observer la voyageuse très troublée; permettez-moi de me tenir debout au moins jusqu’à une station.

« — Voulez-vous accepter ma place? dit Philippe en se levant.

« Avec un froid dédain, le conducteur toisa cet insolent qui se piquait de galanterie, puis lui tourna le dos et dit à la clame : — Assez causé; filez maintenant. — Il ouvrit la portière. Le train marchait à toute vapeur, secoué par la vitesse de droite à gauche, l’espace était grand entre les wagons, il n’y avait pas de balustrade, un accident semblait inévitable quand Philippe, qui avait suivi lestement la pauvre femme expulsée, la rattrapa par le bras et l’installa en lieu sûr. Lorsqu’il revint, le conducteur, tout en demandant les billets, grognait quelque chose sur l’oppression et les empiétemens. — Vous êtes une brute, dit le jeune homme éclatant malgré lui, et un lâche d’exposer ainsi la vie d’une femme.