Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Intérieurement, et malgré la joie que son bon cœur en éprouva, je crois qu’il fut assez mystifié de ma renaissance. » Cette renaissance fut si rapide, et le docteur avait une telle hâte de gagner Madrid, qu’il profita de la première occasion pour faire le voyage, emmenant avec lui le ressuscité. Il était heureux sans doute, et, pour plus d’une raison, de le présenter lui-même à l’empereur. Trois jours seulement après cette saignée victorieuse, la voiture du colonel du 54e se trouvant là, il y plaça Ségur, l’y installa le mieux possible, et le convoi se mit en marche à travers une neige glaciale. Le soir, le mauvais état des chemins et la tempête de neige ayant empêché la voiture de poursuivre sa route, le médecin ne trouva point d’autre gîte pour son blessé qu’un misérable hangar ouvert où s’engouffraient les rafales. C’est là que Ségur, grelottant de froid et de fièvre, passa douze mortelles heures sur un lit de paille humide, enveloppé, il est vrai, dans une couverture du docteur, mais dans une couverture qui disparut bientôt sous une couche épaisse de flocons glacés. De telles souffrances, dira-t-il plus tard, ne sortent guère de la mémoire, mais quand on les rappelle, c’est plutôt pour s’en vanter que pour s’en plaindre, car, s’il y a de la gloire à les affronter, il n’y en a guère moins à les supporter.

Pendant ce rude voyage à travers les hauts plateaux de l’Espagne couverts de neige et de glace, Ségur eut une occasion de méditer sur un grave problème. La voiture venait de faire halte dans un village où se trouvait un de nos employés des vivres ainsi qu’un dépôt de prisonniers espagnols. Cet employé était un homme d’esprit bien connu de Ségur. La conversation s’engage, et bientôt à propos de blessures on en vient à parler des rapports de l’âme et du corps. Le médecin, selon l’usage, se passait aisément du concours de l’âme, ne l’ayant jamais rencontrée sous son scalpel ; cette hypothèse lui semblait inutile. « Voulez-vous, lui dit le docteur, une preuve manifeste que c’est l’âme qui sent, et non le corps ? Voici un fait dont j’ai été témoin ces jours derniers : un des officiers espagnols tombés dans nos mains au combat de Sommo-Sierra avait eu un bras emporté d’un coup de sabre ; à peine rétabli de sa blessure, il s’est pris de querelle avec quelques-uns de ses camarades, et, frappé de je ne sais quel instrument dans la bagarre, il a failli perdre l’autre bras ! Eh bien ! dans l’exaspération de sa colère il n’a rien senti du coup violent qu’il a reçu au bras qui lui reste, et au contraire le bras où il souffre est celui qu’il a laissé sur le champ de bataille. » Cette dernière observation n’offrait rien de particulier, tous les amputés éprouvent le même symptôme ; la chose digne de remarque en cette occasion, c’est le contraste de ces deux faits simultanés : la sensibilité présente dans un corps qui n’existe plus, absente dans un corps qui n’a pas cessé d’exister. Là-dessus le