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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/379

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désastres ? Nobles paroles qui ouvrent à l’imagination des perspectives profondes. On aime à se représenter non-seulement la beauté morale, mais les conséquences politiques d’un tel événement : Ségur sauvant le maréchal Ney ! Si ce rêve eût été réalisé, bien des choses peut-être dans notre XIXe siècle auraient suivi un autre cours.


IV

Revenons aux Mémoires, rattachons la trame interrompue de l’histoire personnelle de Ségur. La guerre de Russie est terminée. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1812, l’empereur s’est décidé à quitter l’armée secrètement. Pour tromper l’ennemi pendant une retraite si périlleuse et le tenir encore en échec, il a imaginé de laisser derrière lui un simulacre de quartier impérial. Ségur y est placé sous les ordres du roi de Naples et du prince de Neufchatel. Avec sa noblesse ordinaire, il avoue ici un moment de défaillance ; seul, de tous les officiers supérieurs attachés à la personne de Napoléon, il se voyait séparé de lui et abandonné au désastre universel. Pourquoi, après tant de fatigues, ne lui était-il pas permis de rejoindre ses foyers ? La décision de l’empereur s’expliquait aisément ; puisqu’il voulait maintenir l’apparence d’un quartier impérial, signe de ralliement pour les siens et vision effrayante pour l’ennemi, la présence de Ségur aidait à faire croire que l’empereur était là. Malgré sa révolte intérieure, Ségur, l’homme du devoir, se soumit sans murmure. L’empereur même ne se douta point qu’il eût besoin d’un effort. À l’heure des adieux, pendant cette triste nuit, Ségur lui fit entendre qu’il comprenait bien la nécessité de ce départ et de cette séparation. Cependant le lendemain, 6 décembre, ayant rencontré le colonel de Fezensac, avec le drapeau de son régiment qu’escortaient quelques officiers et sous-officiers, seul reste du corps qu’il commandait, ce fut d’une voix profondément émue qu’il lui annonça le départ de l’empereur. Le colonel, après avoir réfléchi un instant, répondit sans hésiter : « Il a bien fait ! » Un seul mot suffit pour relever de tels hommes ; « ce sang-froid, dit Ségur, me rendit le mien. J’acceptai tacitement ce noble exemple dont je me plais aujourd’hui à lui rendre hommage. »

Les journées qui suivent, journées glaciales et meurtrières, les plus meurtrières de la retraite, faillirent le tuer, comme elles en ont tué tant d’autres. Le 7 décembre, ayant perdu la trace du quartier impérial, il venait de faire plus de douze lieues dans la neige, écrasé sous le poids de soixante-quinze livres, portant ses armes, son uniforme, et deux lourdes fourrures ; excédé de fatigue, il essaie de se remettre en selle, mais le cheval chancelle et tombe si rudement