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ce paysage sinistre. On sait que la charité est la vertu musulmane par excellence : dans tous les édifices publics, mosquées, casernes, de fréquentes et abondantes distributions sont faites aux pauvres gens. Ici les soldats les ont organisées d’une façon originale : la marmite est installée sur une terrasse soutenue par un mur de trois à quatre mètres ; au pied de ce mur, une foule de mendians, de lépreux, de malingreux de toute sorte, agrémentés de loques et d’infirmités indescriptibles, se ruent à l’assaut de la terrasse, leurs écuelles à la main, se font la courte échelle et tâchent de grimper aux pierres. Le distributeur de soupe, n’arrivant pas à la verser à même dans chaque plat, la laisse majestueusement tomber en cascade d’une large cuiller ; la pluie jaunâtre et bouillante coule un peu dans les écuelles, beaucoup sur les têtes et les vêtemens des gueux, qui reçoivent avec délices ce bienheureux déluge. De temps en temps un corps dégringole de la grappe accrochée au mur, et sa chute occasionne les bousculades, les bris d’écuelles, les horions les plus réjouissans.

Nous sommes descendus de là dans la vallée de Josaphat. Voici le pays des tombes : ce n’est plus l’antique nécropole, déserte et souterraine, des plateaux du nord ; c’est le domaine de la mort présente et à fleur de terre. Pourtant du milieu des pierres juives qui envahissent le lit du Cédron et montent comme une armée funèbre à l’assaut de la sainte colline, qu’elles submergeront bientôt tout entière, quelques sépulcres monumentaux de l’ancien Israël émergent çà et là. On ignore l’époque de ces curieux édicules et on est conduit à se demander si d’ingénieux ouvriers ne se seraient pas plu à créer une énigme architecturale pour renfermer la grande énigme humaine.

Nous passons devant Siloë, hameau de troglodytes adossé à la montagne, à l’extrémité du ravin où le Cédron se dérobe par un coude sur la gauche ; quelques murs de pierres sèches, bouchant les entrées des cavernes funéraires, ont transformé les hypogées en maisons ; des mendians en sortent comme des ombres et nous poursuivent de leurs demandes de bakchich dans la gorge d’Hinnôm et jusqu’au mont du Mauvais-Conseil. C’est là que Judas vint se pendre après l’accomplissement de sa trahison. A mi-côte de cette colline se trouve l’Haceldama, le champ du sang ou du potier, que les Arabes appellent encore de son nom sémitique, Hakk-el-Dama. Une tradition ininterrompue et très autorisée place en ce lieu le terrain acheté par Kaïphe avec les trente sicles, prix du sang innocent, et destiné à la sépulture des étrangers. Chose singulière, l’histoire a exécuté avec une fidélité scrupuleuse l’arrêté du sanhédrin. Quand nos croisés assiégèrent Jérusalem, ils firent du champ réprouvé leur