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presse et couvre les pierres vénérées de baisers, de caresses et de larmes. Quelques-uns ont les vêtemens du pays, gombaz de soie aux couleurs éclatantes ; mais la grande majorité, Juifs de Pologne, de Russie, de Valachie, portent cet inénarrable costume qui nous a tant frappés à Saphed, où nous le vîmes pour la première fois. Les femmes, enveloppées dans leurs voiles blancs, se mêlent à ces pieuses douleurs.

Les voilà tous, au nombre de plusieurs centaines, étreignant les pierres de leurs mains crochues, balançant la tête et le corps avec les ondulations rhythmées de la prière orientale, psalmodiant sur une gamme aiguë les lamentations des prophètes ou des litanies en plat allemand. Par momens, le chant et les branlemens de tête s’apaisent, puis, au cri d’un coryphée, le long cordon des calottes fourrées, des turbans, des chapeaux européens, recommence à monter et à descendre avec des mouvemens de houle en fureur. Beaucoup pleurent réellement sur la muraille sacrée et cruelle qui leur cache la vue du Moriah et du parvis de Salomon. Le musulman qui va prier à la mosquée maudit les parias honnis, les touristes venus en partie de plaisir rient à gorge déployée des détails grotesques de la scène ; impassibles sous le mépris et l’insulte, ils jettent en dessous un regard chargé de haine à l’infidèle, et continuent sans se laisser distraire leur lamentable commémoration.

Une indicible pitié saisit le spectateur à la vue de cette éternelle infortune, de ce patriotisme sans défaillance, quoique sans aliment. Le cœur se serre, et la raison est confondue. Quelle, évocation historique pourrait lutter d’étrangeté et d’invraisemblance avec ce fait actuel : l’apparition de ce peuple indéfectible, qui revient du fond des siècles mythiques en pleine vie moderne, comme le spectre de Bar-Gioras au milieu des Romains, pour maudire un attentat vieux de deux mille ans, pour prier et pleurer, avec une passion toujours jeune, dans une langue éteinte, sur les ruines d’un temple dédié à un culte mort ?


22 décembre.

Nous avons été visiter aujourd’hui les établissemens russes, à dix minutes de la porte et sur la route de Jaffa. De quelque point de l’horizon qu’on regarde Jérusalem, l’œil est attiré et préoccupé par cette masse blanche qui couronne la colline de l’ouest et domine la cité allongée à sa base. Qu’on descende des plateaux de Naplouse ou qu’on monte de Jaffa, cette église ceinte de maisons apparaît la première au voyageur comme une sentinelle ou une gardienne de la ville ; mieux encore que la croix grecque et le drapeau des tsars, la richesse, l’importance de ces constructions, lui apprennent leur nationalité.