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contenue semblait venir de plus loin que lui. Les trois acolytes, statues immobiles, tenaient un grand cierge allumé à chaque face du pupitre ; leur voile noir retombait tristement sur une opulente barbe blanche ; leurs paupières ne remuaient pas sur leurs yeux atones, pas un muscle ne bougeait sur leurs faces hiératiques, qu’on eût dites descendues d’une mosaïque. Ces quatre personnages, disparaissant parfois dans un nuage d’encens, bizarrement éclairés par la lumière du couchant décomposée et adoucie à travers les vitraux, n’avaient plus rien de ce monde. Derrière l’iconostase, des chantres invisibles, doués de voix superbes et admirablement dirigées, psalmodiaient les litanies du saint sur un récitatif en plain-chant. Je m’attendais à la mélopée nasillarde des hymnes grecs ; au lieu de cela, j’écoutais avec ravissement la musique religieuse la plus symphonique, la plus douce et la plus pénétrante qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. Il y avait surtout une basse ample et profonde qui reprenait fréquemment un motet lent et plaintif ; j’ignore comment les musiciens nomment la gamme ascendante qui lui servait de thème, mais elle était d’un effet si large et si sûr qu’à chaque reprise on tressaillait involontairement.

Tout cela nous avait cloués à nos places comme une apparition merveilleuse. De cette musique céleste, de ces lumières mourantes du jour, de ces parfums d’encens et de cire, de ces fraîches fleurs sur ces ossemens, de ces vieillards éblouissans sous leurs voiles de deuil, se mouvant dans un fond d’or au milieu des icônes de saints dont on les distinguait à peine, il se dégageait une poésie si sacrée, une prière si exquise, que nous ne pouvions plus nous dérober à leur charme, à leur émotion communicative. Ces hommes ont vraiment une entente supérieure de la mise en scène religieuse : ils ont retenu les traditions pompeuses de l’ancien Orient. Même à Jérusalem, en face de ces souvenirs écrasans, ils ne sont ni petits ni ridicules. C’est alors surtout que j’ai senti quelle force s’accumulait sous ces voûtes ; en voyant autour de moi tous ces pèlerins russes, les femmes prosternées, les hommes debout, graves, fervens et recueillis, les réflexions qui m’obsédaient tout à l’heure me sont revenues cent fois justifiées. Cette religion, déjà si vive, est nourrie et comme chauffée à blanc par un clergé qui dispose de tels moyens d’action, qui sait s’emparer de l’homme par tous ses sens pour arrivera, son âme, et ce clergé lui-même est un instrument docile dans la main d’un maître ! Ne voilà-t-il pas le levier à soulever le monde ? En m’avouant que l’avenir est à ces hommes, je suis obligé de reconnaître que c’est justice, puisqu’ils sont simples, pieux et bons. Ils ne savent pas au même degré que nous diriger les forces de la matière ou jouer avec les rouages subtils des machines politiques ;