Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/563

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

célèbres. C’est là que campèrent, par un hiver des plus rigoureux, les soldats de Washington unis à ceux qu’avait amenés la France ; c’est là qu’ils eurent ensemble avec les Anglais des escarmouches presque quotidiennes. Dans ce ravin court une légende. Les légendes sont rares aux États-Unis, recueillons celle-ci précieusement. On dit que Washington a laissé tomber sa montre dans le creux de ce rocher, et qu’en appliquant l’oreille contre la pierre on entend toujours le tic-tac du chronomètre ; on dit cela en chemin de fer, mais personne n’a le temps d’aller y voir. Plus loin, on traverse les anciens domaines des Six-Nations ; les Gayugas, les Senecas, les Oneïdas, les Onondagas, les Mohawks, les Tuscaroras, eurent en ces lieux leurs principaux villages. La plupart des noms de ces tribus ont été donnés à des lacs allongés voisins de la voie, sur lesquels, il y a un siècle à peine, les Indiens lançaient encore leurs pirogues. C’est là tout ce qui reste de cette grande fédération d’hommes rouges, si puissante quand les Européens abordèrent pour la première fois ces rivages, et qui tenait alors en échec les Algonquins et les Hurons, dont les premiers avaient étendu jusqu’aux glaces du pôle les limites de leur immense empire.

Le chemin de l’Erié s’embranche à Salamanca sur celui qu’on appelle Atlantic et Great-Western. Celui-ci conduit à Chicago par une troisième ligne, à laquelle il se soude. L’Atlantic traverse au nord tout l’état de Pensylvanie. Il y a là, près de Meadville, un joli cours d’eau qui arrose des prairies ravissantes au milieu desquelles paissent les vaches en liberté. Ce cours d’eau s’appelle French Creck, la rivière française, parce que nous y apparûmes les premiers à la fin du XVIIe siècle. Quand la France eut perdu ces régions, un officier d’état-major de l’armée anglaise fut détaché pour en faire le lever, et témoigna dans son rapport de l’étonnante fertilité de ces campagnes, qu’habitaient alors exclusivement les Indiens, ennemis jurés des colons. Cet officier d’état-major avait nom George Washington.

Si le train ne nous emportait pas à toute vapeur, nous pourrions invoquer dans ce même endroit un témoignage plus récent de colonisation française ; il mérite d’être signalé. Il y a près de Meadville un lieu qui se nomme French Town ; c’est un ensemble de fermes groupées autour d’un embryon de commune, au voisinage d’un petit lac. Ce lieu est surtout habité par des colons franc-comtois arrivés par petits essaims depuis une cinquantaine d’années. Un dimanche d’août, l’an dernier, je suis allé visiter ces compatriotes et saluer le doyen de la colonie, âgé de quatre-vingt-cinq ans, venu vers 1828, le premier, il ne savait pas trop pourquoi. Le bonhomme n’avait pu depuis tout ce temps se plier à la connaissance de l’anglais, tandis que ses petits-fils ne parlaient pas d’autre langue. A voir le bien-être dont jouissaient tous ces fermiers, le confort de la