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bienfaisant, mais bourru à l’extrême. En chemin de fer, si ses bottes le gênent, il les enlève devant tout le monde, montre des bas de couleur douteuse et oublie quelquefois de couvrir son pied d’une pantoufle. S’il garde sa chaussure, il l’appuie sans façon, fût-elle boueuse, sur le dossier du siège qui lui fait vis-à-vis, et quand vous le priez de renoncer à cette tenue qui vous incommode, il vous regarde avec étonnement : a-t-il manqué en rien aux convenances ? Là-dessus, sans plus de susceptibilité, familièrement il converse avec vous. Vous ne lui avez pas été présenté, peu importe ; l’entrée en matière qui vient de s’offrir suffit. Il vous demande d’où vous venez, ce que vous faites, si vous êtes riche, si vous trouvez son pays beau, et s’il y a dans le vôtre des villes aussi magnifiques et des campagnes aussi bien cultivées. Vous avez provoqué la causerie, il faut satisfaire à toutes ses questions.

Pendant que vous vous liez avec cette connaissance improvisée, cet autre, qui voyage avec sa femme ou sa fiancée, passe nonchalamment son bras autour de l’épaule de sa compagne, et s’endort devant tous dans cette attitude intime. Celui qui n’a point de lady avec lui est envoyé dans le wagon des hommes. Ici la rusticité s’étale tout à son aise ; c’est un enfer pour l’Européen qu’on y confine : on y fume, on y mâche éternellement du tabac, on s’y mouche… avec les doigts. On avale des drinks tout le long du trajet, et pour cela il n’est pas besoin de descendre aux buvettes, chacun apporte sa bouteille de whisky. Il ne faudrait pas trop déplaire à ceux qui sont pris de boisson, ils tireraient volontiers sur vous quelques coups de leur revolver. Ils le portent dans une poche dissimulée que le tailleur a ménagée exprès derrière le pantalon. Ces incidens mis à part, l’homme de l’ouest est un compagnon accommodant ; il n’est point bruyant ni bavard, dort aisément, le paysage et la lecture ne l’intéressent guère, et quand il s’ennuie trop et ne peut sommeiller, il coupe du bois avec son couteau. Un de ses caractères distinctifs est de ne point avoir conscience de la distance qui le sépare des personnes les plus comme il faut. Bref, c’est un être plein de petits défauts qui peuvent blesser l’étranger, mais qui sont tolérés ici. C’est au demeurant le plus solide défricheur, le plus courageux pionnier, et c’est pourquoi l’on passe sur ses habitudes inciviles en raison de ses mâles qualités.

Les principales villes de l’ouest que ces rudes colons ont fondées, nous les avons déjà nommées : c’est Buffalo, Cleveland, Toledo, sur le lac Erié, la première et la troisième faisant un important commerce de grains et de bétail : tous les produits des grandes fermes y affluent ; la seconde, connue surtout par ses immenses distilleries de pétrole, qui n’ont d’égales que celles de Pittsburg, par ses entrepôts de bois, de minerais de fer, par ses fonderies, par ses forges,