que rien ne préexiste aux sens, « si ce n’est l’entendement lui-même. » Il ne faut pas croire non plus que ce principe de la réflexion fût chez Locke un principe inerte, admis par acquit de conscience; il lui fait jouer un rôle vraiment actif : c’est ainsi par exemple que la grande théorie qui fait dériver l’idée de cause de la conscience de notre pouvoir personnel, théorie qui est l’honneur de Maine de Biran, appartient déjà à Locke. Et si l’on a fait honneur à Biran et à Laromiguière d’avoir revendiqué la part de l’activité de l’esprit, pourquoi le même honneur n’appartiendrait-il au philosophe qui avait réservé cette part, tout en faisant naître nos idées de l’expérience? Qu’il y ait d’ailleurs déjà dans Locke quelques tendances semblables à celles qui ont dominé au XVIIIe siècle, on ne peut guère le contester; mais, s’il ne s’y est pas abandonné, ce n’est pas qu’il ne les connût pas, puisqu’il avait eu Hobbes sous les yeux, c’est que la rectitude de son jugement et l’élévation de son âme l’ont retenu sur une pente où il pouvait être entraîné par quelques-uns de ses principes. Ses apologistes ont eu raison de dire qu’il est éminemment Anglais. Il est en tout un génie libéral, et, métaphysique à part, il devra toujours être nommé avec respect comme un ami de l’humanité.
Le jugement que nous portons sur Locke, et qui ne diffère pas beaucoup de celui auquel s’arrête M. de Rémusat, est à peu près celui que l’on peut porter sur la philosophie anglaise en général, dont Locke est, ainsi que Bacon, une parfaite expression. Un empirisme tempéré, tel est, sauf quelques philosophes systématiques tels que Berkeley et Hume, et quelques modernes, le caractère uniforme de cette philosophie. Locke nous représente parfaitement la dose de génie spéculatif qui convient à l’esprit anglais. La philosophie, en ce pays, a presque toujours été une philosophie moyenne, où le goût de l’observation et des faits s’est uni à un sentiment sincère de respect et de foi pour les choses religieuses. La méthodologie, la théologie naturelle et la psychologie expérimentale, telles ont été les études favorites de nos voisins, et l’on peut dire qu’ils y ont excellé. Quoiqu’on puisse trouver parfois cette philosophie un peu terre-à-terre, cependant l’abus des spéculations subtiles, semblables à celles dont l’Allemagne nous a si longtemps donné le spectacle, nous ramènerait volontiers à une philosophie plus terrestre et plus sobre. Lorsqu’on a entretenu un commerce de quelque temps avec les philosophes allemands, lorsqu’on s’est « baigné dans l’éther pur » du moi de Fichte et de l’absolu de Schelling, selon l’expression que Hegel appliquait à la substance de Spinoza, ou encore dans les sombres eaux de la philosophie de la volonté et de l’inconscient, on éprouve un véritable rafraîchissement dans l’étude de ces philosophes plus humains, que