Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/733

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
729
FLAMARANDE.

haiter le bonsoir et comme on voulait s’entendre avec moi sur l’heure de la chasse d’aujourd’hui, je déclare que j’ai reçu de ma mère un billet qui m’appelle à Flamarande. Je promets de chasser avec ces messieurs le matin, mais j’annonce que je ne rentrerai pas à Léville le soir. Ce matin, je me mets en chasse. Ces gens chassent mal ou c’est moi qui ne sais pas la chasse de montagne. On ne tue rien, je ne tue rien. Le soleil baisse, je me vois sur le bord de la Jordanne. Je confie mon fusil et mon chien à l’un des rabatteurs, je lui dis que le temps presse et que je le prie de présenter mes complimens à ses maîtres. Et là-dessus je file le long du torrent, comme si j’étais poursuivi par les trois monstres ci-dessus dépeints. Je ne savais pas le chemin qui abrège, j’ai suivi, comme j’ai pu, les détours de la Jordanne, ça m’a amusé de grimper et de dégringoler dans des casse-cou. Enfin me voilà, et je suis sauvé. Ma mère est tout de bon ici, je ne serai pas accusé de mensonge. Il n’y a pas de monstre à Flamarande ; au contraire, Charlotte est jolie pour trois. J’ai encore des souliers aux pieds malgré les roches pointues qui m’ont menacé d’arriver déchaux comme un carme. Je suis content de ma petite promenade, mais j’ai une faim de crocodile, et si Michelin a quelque chose à me donner, je déclarerai qu’il est un chérubin.

— Tout de suite ! s’écria Espérance en s’élançant hors de la chambre d’un air joyeux.

Resté seul avec Roger, que je m’occupais d’installer dans sa chambre, je pensais devoir mettre le temps à profit pour pénétrer ses desseins. Je feignis de ne pas croire aux trois monstres de Léville, et je prétendis que le jeune comte n’était attiré à Flamarande que par les beaux yeux de Charlotte. Il ne le nia pas, je vis qu’il mentait pour me donner le change, je le régalai du plus ennuyeux des sermons pour le pousser à bout, j’y réussis. Celui-là ne savait ni feindre ni se contenir. — Va au diable avec ta morale, dont je n’ai nul besoin, me dit-il. Tu sais fort bien que je ne dois pas, que je ne peux pas penser à Charlotte ; ce serait à moi de te chapitrer, et puisque tu le prends comme ça, je te somme de me dire si Espérance est ton fils.

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Je te somme au nom de l’honneur, ne plaisantons pas, vieux sphinx, réponds !

— Et si je ne peux pas répondre ?

— Tu le peux. J’accepte Espérance soit pour mon camarade et mon ami, s’il est ton fils, soit pour mon frère s’il est le fils de mon père !

— Où diable prenez-vous de telles fantaisies ?

— Voyons ! tu perds ton temps à nier, et tu ne me persuades