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il n’y aurait rien d’impossible ; mais cette jalousie n’aurait pas tenu devant vingt ans de vertu, et tout au moins, à sa dernière heure, mon père eût rappelé Gaston. Tu vois bien qu’il n’y a pas moyen de nier la folie ! Quelque généreuse et pieuse que soit ma mère, elle ne peut éviter la nécessité, elle ne peut pas sacrifier son fils, si sacrifié déjà, à un excès de miséricorde envers le maître qui l’a fait tant souffrir. Elle n’a pas ce droit-là, je ne l’aurai pas non plus. Les droits de mon frère me sont sacrés, et jamais je ne mfe prêterai à une dissimulation qui tendrait à l’en frustrer.

— Et si votre frère avait des ressources plus considérables que celles résultant d’un partage entre vous ?

— Le bien de ma mère ? c’est fort peu de chose, et mon père intestat s’en est remis à moi apparemment du soin de son avenir.

— Je ne parle pas du bien de votre mère, mais de celui de M. de Salcède.

Roger tressaillit. — M. de Salcède ! comment ? pourquoi ? Qu’est-ce que M. de Salcède vient faire dans nos intérêts de famille ?

— Il a élevé Gaston, il l’aime comme son fils. Il est riche, il est libre, il veut l’adopter, lui donner son nom…

— Tu mens ! s’écria Roger, cela n’a aucune vraisemblance.

— C’est vraisemblable et c’est vrai, Mme la comtesse vous le dira.

— Et la baronne consentirait ?

— La baronne n’a pas de droits sur M. de Salcède.

— Il n’est pas son amant de longue date ?

— Il ne l’a jamais été.

— Ah ! je croyais… N’importe ! ma mère ne consentira pas à cet arrangement bizarre.

— Il n’est nullement bizarre, et elle y consent.

— Moi, je n’y consens pas, je le trouve… absurde !

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Je vis que le doute était entré dans son cœur. Ce n’était pas là ce que je voulais. Je désirais seulement lui faire deviner que sa mère s’exposait au jugement de l’opinion en proclamant l’existence de son fils aîné, lequel n’avait pas besoin de cette publicité pour être riche et titré.

Je voulus développer ce thème, qui n’avait rien de bien offensant pour elle. Roger, qui tisonnait avec une antique barre de fer rougie par la flamme, se dressa devant moi en levant sur ma tête cette arme effroyable, qu’il rejeta aussitôt dans le foyer ; mais il me saisit par les deux épaules, et, me secouant avec fureur : — Vieux misérable ! me dit-il d’une voix étranglée, vieux laquais ! tu n’as pas besoin d’en dire davantage. Je ne sais pas quel rôle tu joues auprès de moi, mais je comprends fort bien ce que tu veux me faire penser. Eh bien ! je te dis en face que tu mens, oui, tu mens comme un