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FLAMARANDE.

bable que j’y aurais cédé sans un événement qui me fit comprendre qu’il est lâche de se supprimer quand on a un châtiment trop mérité à subir.

Comme j’étais arrivé au bord du torrent, le bruit de ses chutes m’avait empêché d’entendre le galop d’un cheval qui retentissait sur le sentier plus élevé que le lit de la Jordanne. Quand il fut presque au-dessus de moi, je le distinguai du clapotement de l’eau et je levai la tête. Il ne faisait pas encore jour, et je ne vis qu’une ombre noire qui passait sur ce chemin étroit et dangereux avec la rapidité de la foudre.

À l’instant même, je me représentai Roger fuyant Flamarande sous le coup du soupçon que j’avais mis en lui. J’essayai de remonter le ravin pour le joindre. C’était une tentative impossible en cet endroit, surtout dans l’obscurité. Je ne m’étais pas élevé de quelques mètres que j’entendis le galop du cheval déjà hors de portée. Je courus vers le manoir, et sur le seuil je rencontrai Ambroise. — Qu’est-ce que c’est ? lui dis-je. Est-ce un des chevaux de la ferme attaqué au pâturage par des loups ?

— Non, non, répondit-il, ce n’est pas ça. C’est quelque chose de plus contrariant ; c’est M. Roger qui a pris fantaisie de se promener avant le jour. Je ne dormais pas, je l’ai vu entrer dans l’écurie avec une lumière et en sortir avec le bidet du père Michelin, qu’il avait sellé lui-même, une bonne bête, mais un peu folâtre, qui se défendra s’il la bouscule. Tout le monde dort encore, et comme il avait laissé sa bougie allumée à l’entrée de l’écurie, j’ai eu crainte du feu et je suis descendu malgré ma fièvre. Alors, en refermant la porte de la cour, j’ai vu que M. Roger prenait un chemin où les chevaux ne passent point facilement, et j’ai crié après lui ; mais il n’a rien entendu, et il a pris le galop. Comment faire pour courir après lui ? Il faudrait des jambes de quinze ans, et encore !

— Il y a sans doute un autre cheval à l’écurie, je vais le prendre.

— Il y a le poulichon d’Espérance, mais il est encore plus fou ; il n’y a que lui pour le monter.

— N’importe, m’écriai-je, je le prendrai ! — Je courus vers l’écurie, et avec l’aide du pauvre Ambroise, tout tremblotant de fièvre, je sellai la jeune bête, qui ne se laissa pas faire volontiers. Enfin j’allais l’enfourcher, lorsque Gaston, éveillé par le bruit, accourut, s’enquit de ce qui se passait, bondit sur son cheval et s’engagea dans le sentier qu’avait pris Roger avec la légèreté d’une ombre.

George Sand.

(La dernière partie au prochain numéro.)