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Grande-Bretagne, n’ayant point exercé la même influence sur les destinées de notre propre pays, nous offrent en quelque sorte un intérêt moins dramatique ; en méritent-elles moins notre attention ? sont-elles moins instructives, moins solides et même moins hardies ? ont-elles en leur apparent positivisme moins d’élévation réelle que l’idéalisme allemand ? Quoi qu’il en soit, nous essaierons de suivre à leur tour les utilitaires dans leur philosophie du droit, afin de reconnaître si la noblesse de leurs aspirations pourra s’accorder jusqu’au bout avec le caractère assez prosaïque de leurs principes, et si leurs moyens de réforme sociale, empruntés au seul domaine de l’intérêt, ne risquent pas de trahir à la fin cette cause du progrès et du libéralisme qu’ils veulent sérieusement servir.


I

Hobbes avait fait reposer la justice sur l’égoïsme, Adam Smith sur la sympathie ; le premier plaçait le droit dans l’intérêt du plus fort, le second dans l’intérêt de tous, « apprécié par un spectateur impartial et bienveillant. » De Hobbes et d’Adam Smith à la fois procède l’école utilitaire contemporaine, qui essaie de réconcilier leurs principes dans la philosophie sociale. Par là cette école exprime et résume en elle avec fidélité l’esprit anglais lui-même. Tandis que le génie germanique, dans la philosophie du droit comme dans celle de l’histoire, part d’un vague idéalisme pour aboutir à un réalisme très positif, le génie anglais prend son point de départ dans l’intérêt individuel pour s’élever ensuite, en ses momens les meilleurs et les plus rares, à des doctrines de philanthropie générale. Égoïsme et sympathie, — ces deux penchans au premier abord contradictoires, — ne résument-ils pas l’esprit anglais dans son originalité, ou, si l’on veut, dans son « excentricité ? »

L’Anglais commence par être utilitaire pour son propre compte : un bien qui ne se réduirait pas à une somme de plaisirs, il ne le comprend guère. Disciple plus ou moins conscient de Bentham, toute question de morale ou de droit semble se ramener pour lui à une question d’arithmétique ou, selon l’expression du maître, de « comptabilité morale. » Comme le financier qui examine l’état de son budget, ainsi chacun, selon Bentham, sur ce grand-livre intérieur qu’il porte en soi doit faire deux colonnes, celle des avantages et celle des désavantages : on dirait qu’en Angleterre les jeunes esprits sont déjà exercés dès l’enfance à ce calcul des profits et des pertes. Les livres anglais d’éducation parlent sans cesse des avantages que la vertu apporte avec elle en cette vie et dans l’autre ; c’est d’après les conséquences qu’on y estime les actes, c’est de tous les attraits sensibles qu’on y pare la sagesse ; morale, hygiène,